Bolivie : Chronologie du blocus médiatique et de la nouvelle avancée néocoloniale
Magalí Gómez et Yamila Campo
Dans les sociétés médiatisées dans lesquelles nous vivons, nos cadres de pensée, c'est à dire, ce que nous savons, que nous connaissons et que nous comprenons sur la réalité, sont toujours batailles pour les connaissances. Les dispositifs culturels et médiatiques sont de grands garants de ces luttes pour la signification, pour ce qui est et ce qui n'est pas.
Le coup d'Etat en Bolivie qui a renversé le Gouvernement d'Evo Morales par la violence et la persécution et qui a fait plus de 30 morts a eu en sa faveur une grande machinerie de production de sens qui a construit l'idée que ce qui se passait dans le pays n'était pas un coup d'Etat. Les médias boliviens, l'un après l'autre, se sont placés du côté des discours qui ont justifié les événements tandis que les voix qui dénonçaient le coup d'Etat étaient passées sous silence.
En Bolivie, sous le Gouvernement d'Evo Morales, il y a toujours eu une polarisation médiatique. D'un côté, le système de médias public composé principalement par l'Agence Bolivienne d'Information, la Chaîne Bolivia TV et le journal Cambio était le ressort sur lequel le Gouvernement comptait pour diffuser ses politiques publiques. Pour leur part, les médias privés jouissaient de la liberté d'expression pendant cette période et beaucoup d'entre eux sont devenus des acteurs de l'opposition sous ce Gouvernement.
Parmi eux, il y avait le Réseau Uno, Unitel, El Deber, Página 7. Il est certain aussi que parmi les médias de masse privés, on pouvait en trouver certains qui faisaient leur couverture avec des actions du Gouvernement et construisaient leur éditorial avec des critiques mais pas dans un esprit d'opposition récalcitrante.
Cette composition de la carte des médias qui maintenait une polarisation relativement plurielle a cessé au moment où les médias publics ont reproduit les discours du Gouvernement de fait sans remise en question et sans analyse.
La couverture médiatique du coup d’État
En pensant à tout le processus qui a été mis en place et à la façon dont le discours des médias l'a accompagné, nous pouvons diviser la couverture en 3 étapes dans lesquelles le rôle joué par les médias a eu des degrés d'incidence importants dans l'opinion publique en Bolivie et dans le monde.
Première étape : Ce qui a précédé – Le Reality Show.
Il a été basé sur la sensibilisation et l'installation dans l'opinion publique de l'idée de la fraude aux élections. Des élections à la démission du président Morales, les médias privés ont accompagné ce reality show aussi bien à Santa Cruz de la Sierra qu'à La Paz : toutes les actions menées par Luis Fernando Camacho, devenu le dirigeant préféré de la droite.
Dans la plupart des programmes, on diffusait la grève qu'il dirigeait, les réunions qu'il organisait, sa voix parcourait toutes les chaînes et la caméra était du côté des mobilisations dont les participants étaient qualifiés de « défenseurs de la démocratie. »
Camacho était divinisé, on ne montrait pas les excès auxquels il se livrait. Même si la plupart des médias privés avaient pris cette position, ce sont Página 7 et Unitel qui ont été l'instrument le plus efficace pour construire une opinion publique contre Evo.
Dans ce cadres, un fait attire beaucoup l'attention : l'une des premières institutions publiques que les groupes putschistes ont prises a été la chaîne publique Bolivia TV, avant la démission de Morales. Ça n'a pas été le Palais Quemado ou les entreprises stratégiques récupérées par l'Etat comme YPFB, pas même l'Assemblée Législative.
La première chose qu'ils ont faite a été de prendre un média qui, pendant que se déroulaient les violences dans les rues, diffusait des feuilletons et des rediffusions. A ce moment-là, ils ont obligé les travailleurs à quitter leur poste de travail.
Seconde étape : Pendant le coup d'Etat – Le blindage du coup d'Etat
Les caméras ont cessé de diffuser les manifestations et se sont placées du côté de la répression. Ceux qui se mobilisaient ne défendaient pas la démocratie mais étaient des « vandales, des hordes de partisans du MAS, des délinquants. » C'étaient ces « foules excitées » qui descendaient d'El Alto pour piller, incendier et déchaîner la violence dans les rues de La Paz.
C'est ainsi qu'a été construite la stigmatisation des secteurs qui manifestaient pour défendre la whipala qui avait été brûlée publiquement par les forces de Police et qui dénonçaient le coup d'Etat contre le premier président indigène qui avait rendu leurs droits aux populations les plus vulnérables du pays.
Le discours des médias parlait de « vandales » mais il n'y avait pas d'images d'arrestations. Un récit se construisait en choisissant ce qu'on montrait. Les conseils municipaux qui se déroulaient contre l'auto-proclamation du Gouvernement de Jeanine Áñez, l'incendie des maisons des ministres du MAS, les menaces et les persécutions dont ont été victimes ceux qui avaient des fonctions dans le Gouvernement , tout cela a été passé sous silence. Il n'y avait pas de place dans les médias pour ces événements. On les a supprimés.
Les images de ces jours-là dans les couvertures des journaux montraient comme quelque chose de normal un gouvernement autoproclamé et un militaire qui lui remettait l'écharpe présidentielle. « Jeanine Áñez est la nouvelle présidente de la Bolivie » ou « J'ai assuré la présidence de la Bolivie » ont-ils titré en première page. Il n'y a pas eu de place pour les interrogations ou les remises en question.
Unitel et Red Uno étaient, par contre, inquiets quand ils montraient la maison du président Evo Morales. On a jugé ses biens comme si un président de n'importe quel pays n'avait pas habituellement cette sorte de choses. Ainsi apparaissait l'image d'un Indien qui avait un luxe auquel il n'avait pas droit. Pendant ce temps, la répression et l'assassinat de manifestants continuait mais n'était pas diffusé.
Immédiatement, la ministre de la communication du gouvernement putschiste, Roxana Lizárraga, a prévenu publiquement les journalistes de ne pas faire ce qu'elle appelait de la « sédition. » face à ces expressions de persécution, les journalistes locaux avaient un contrôle encore plus strict sur leurs mots et sur ce qu'ils écrivaient.
Les menaces envers des patrons de chaînes qui ne se sont pas ralliés à eux rapidement, se sont multipliées. Les indications ont toujours été claires : changer les lignes éditoriales et passer les morts sous silence. Ceux qui ne le faisaient pas étaient persécutés. A ce moment-là, le journal La Razón était le seul qui mentionnait les morts.
Quand on n'a plus pu cacher les morts dues à la répression, la stratégie des médias a été de répéter les mots du ministre de fait Arturo Murillo qui insistait sur le fait que les manifestants s'entretuaient en se tirant dans le dos. Un cas particulier s'est présenté quand on a réprimé avec des gaz le cortège funèbre des morts de Senkata ; A cette occasion, les journalistes ont insisté sur le fait que les cercueils étaient vides, laissant de côté la violence.
Une partie des citoyens boliviens a commencé à se fâcher avec les journalistes, le malêtre a augmenté et parfois ils ont été l'objet d'invectives dans la rue. Dans certains cas, le désordre fut tel qu'on menaçait même des étudiants en communication qui cherchaient à enregistrer dans la rue. Des moments de grande confusion et de détresse.
Troisième étape : Aujourd'hui – Négation de l'Indigène
Si le Gouvernement d'Evo Morales a réussi quelque chose, c'est la réparation historique envers les 36 peuples et nations originaires boliviennes grâce à la mise en place d'une nouvelle Constitution Politique de l'Etat qui a transformé la République en un Etat Plurinational. La Whipala, en tant que symbole national, a aussi repris sa place et les secteurs de la population qui la défendent sont devenus visibles.
Avec le coup d'Etat, l'indigène a été vu comme un animal. Pourquoi disons-nous cela ? Parce que la nouvelle tâche des médias est d'occulter l'Indigène. Et s'ils le montrent, c'est pour le stigmatiser. Les couvertures élitistes et racistes abondent. Les lignes éditoriales ont changé, les méthodes de censure et l'installation de la peur et des menaces de poursuites judiciaires provoquent l'autocensure.
Les besoins du Gouvernement putschiste sont couverts par les médias privés et publics. Ces dernier sont été contrôlés et ainsi, nous avons vu le journal Cambio concrétiser son virage et devenir le journal Bolivia. De plus, ils ont effacé de la carte des médias Telesur et Russia Today. Toutes les voix se dirigent vers le même endroit.
On a banalisé la violence et la répression de la dictature. L'éternelle « civilisation ou barbarie » qui a traversé notre histoire latino-américaine est revenue. Les partisans du MAS sont transformés en « hordes. » Il faut rendre évident que ce sont des sauvages qui envahissent La Paz pour déchaîner le chaos. Les définitions néocoloniales abondent : les Indigènes sont des animaux, des êtres inférieurs, des barbares. Une couverture du journal El Diario du 16 novembre était intitulée « des groupes subversifs armés empêchent le retour de la paix dans le pays. » Et ce ton continue à prévaloir.
Wikileaks nous a déjà fait voir la relation qui a existé entre la CIA et les médias boliviens en 2008 quand le coup d’État civil préfectoral a tenté sans succès d'amener l'Etat Plurinational au point où il en est aujourd'hui. Aujourd'hui, il nous reste à pouvoir rebrousser certains chemins pour peut-être obtenir des informations similaires.
Ce que nous pouvons savoir et voir, c'est que finalement, l'Indigène est celui auquel ces faits portent le plus préjudice. Il a mis les morts, son histoire et son présent en jeu mais les groupes du pouvoir continuent à revivre la soumission. Il semble que ce soit un acteur dont il a peur, un acteur politique fort qui doit aujourd'hui se lever à nouveau pour prouver que sa barbarie civilisée est plus vivante que jamais et en lutte.
Gómez est enseignant-chercheur du Centre d'Etudes de l'Intégration latino-américaine Manuel Ugarte, de l'Université Nationale de Lanús. Campo est chercheuse au département de Communication du Centre Culturel de la Coopération (CCC). Auteurs de « La Bolivie en 2008: l'espace médiatique » du livre « Pour d'autres médias. » « médias et coups d'Etat en Amérique Latine (2002-2016) » édité par le CCC. Article distribué par le Centre Latino-américain d'Analyse Stratégique (CLAE)
traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos
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