Argentine : Le Turc, le seul Argentin cité par le Che dans son journal
Par Luis Bruschtein
Traduction Françoise Lopez pour Amérique latine–Bolivar infos
Il y a très longtemps, bien avant de le connaître, j'ai entendu quelqu'un qui disait : « le Turc est le seul Argentin qui est nommé dans le journal du Che. » et à partir de là, il est devenu pour moi un personnage de roman. Une fois, en bavardant, il m'a raconté qu'il s'était rendu avec Lila, sa compagne de toute la vie, en Bolivie pour rencontrer le Che : « Tania s'est rendue à La Paz pour rencontrer les gens de Jozami, » a écrit le Che.
Ils ont rencontré Tania, et ils ont voyagé vers Ñancahuazú, jusqu'à ce que dans un village proche du campement des guérilléros, ils rendent compte que l'armée avait encerclé la zone. Ils ont attendu 15 jours dans ce petit village jusqu'à ce qu'ils décident de se séparer. Tania a réintégré les rangs du Che et le Turc et Lila sont rentrés en Argentine.
J'avais 16 ans, au moment du coup d'Etat de Juan Carlos Ongania, en 1966, et le syndicat de la presse que dirigeait, le Turc a été le premier à être inquiété par cette dictature.
10 ans après, qui, maintenant, ensemble être un siècle, depuis l'exil, nous faisions campagne pour sa liberté sous la dictature de 76. J'étais dans le comité exécutif de la FE LAP et, à chaque congrès, chaque réunion ou chacun échange, nous demandions la liberté des journalistes emprisonnés et disparus. Et le Turc était comme un symbole.
On l'appelait le Turc, comme on appelle « galiciens » tous les Espagnols. Parce qu'il était le fils d'un militaire libanais chrétien. C'est-à-dire, rien de turc. Mais c'est le surnom qui l’a suivi toute sa vie. Dans son cas, impossible de dire Jozami sans mettre « le Turc » devant.
Il a été libéré en 82, et nous avons accompagné Lila qui avait survécu à l'ESMA à l'aéroport de Mexico pour l'attendre. C'était une rencontre de dimension mythique entre une survivante de l'ESMA et un survivant du Pavillon de la Mort dans la U–9, d’où les miliciens sortaient les prisonniers pour les fusilléer en leur appliquant la loi de la fuite comme ils l'ont fait à Dardo Cabo.
Je m'en souviens bien. Sous l'avion, avec un un imperméable de détective qui voulait lui donner un air mystérieux et un sourire Kolynos qui lui échappait de la bouche parce qu'on avait fait la dentition en leur remettant en liberté. Ça a été un baiser normal, en apparence, entre un couple qui s'aime. Mais je pense que l'énergie de tant d'histoire s'étendait de tout côté comme une explosion silencieuse avec eux au centre. Jamais plus je n'ai vu deux êtres d'humains ayant tant de choses à se dire.
La, je l'ai connu en personne, après en avoir parlé pendant tant d'années. Et c'était quelqu'un de meilleur que le pain. Aucun camarade de militantisme ou de la prison ou de l’exil ne dit du mal du Turc. Ce qui est tout à fait normal. Il avait profité de la prison pour étudier d'économie et il donnait des cours d'économie aux autres prisonniers. Tous disent qu'il partageait et intervenait quand le ton des discussions politiques entre les prisonniers montait. Et qu'il n'était pas sectaire.
Il est sorti de prison avec une vision critique de l'histoire antérieure et a joué le jeu de la démocratie avec la même honnêteté avec laquelle il avait fait la lutte des années dures.
Deux ou trois fois, nous sommes partis en vacances ensemble en famille. Une fois, nous nous avions loué une maison en commun et j'ai vu qu'il entrait dans la salle de bain pour prendre une douche. La porte était restée entrouverte, j'ai vu qu'il se douchait tout habillé et j'ai pensé que tant d'années de prison avaient eu des conséquences psychologiques. Qu'il allait mal. J'ai demandé à Lila, elle a ri et m'a dit de lui demander à lui et lui est mort de rire. C'était une coutume qu'il avait gardée de la prison, un an sous la dictature d’Onganía et 8 sous celle de Videla. Neuf ans de prison en tout. Et la torture préalable correspondante. Comme on leur donnait très peu de temps, les prisonniers se mettaient sous la douche habillés parce qu’ainsi, ils lavaient aussi leurs vêtements.
C'était un grand lecteur et il a écrit la meilleure biographie de Rodolfo Walsh qu'il avait connu, entre autres raisons, parce que Lila faisait partie de l'équipe de l’ANCLA, l'agence clandestine que dirigeait Walsh. Réfléchi, en général, ses réponses étaient méditées et jamais avec des préjugés, et il était difficile d’unir ces caractéristiques avec celles qu'on imaginait du « seul Argentin qui figurait dans le journal du Che. » Il n'était pas du genre à parler de cette histoire, même s'il pouvait répondre si je le lui demandais. Mais il était passionné de politique et nous pouvions en parler de long en large, comme on dit.
On a des amis qui, même si l'on reste parfois longtemps sans les voir, sont toujours là comme référence. Eduardo fonctionnait ainsi en amitié, en raison, en politique. Je sais que cette fonction ne se perdra pas, qu'elle demeurera quoi qu'il arrive, même s'il nous manquera désormais.
Source en espagnol:
https://www.resumenlatinoamericano.org/2024/09/28/argentina-el-diario-del-che/
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