Pensée critique : Ce que l'Amérique latine a perdu au sommet des BRICS+
Par Rafael Bautista Segales,
Traduction Françoise Lopez pour Amérique latine–Bolivar infos
La fracture géopolitique que nous signalions dans un article antérieur a fini par devenir réalité au dernier sommet des BRICS+ à Kazan. Cette fracture a commencé avec l'alignement de Lula et de Pétro sur la rhétorique de la mythologie démocratique yankee, mais avec le véto du président brésilien à l'incorporation du Venezuela et du Nicaragua au bloc de pays BRICS+, un plan esquissé pour miner, entre autres choses, la possibilité que l'Amérique latine devienne un acteur stratégique du nouvel échiquier géopolitique mondial, en plus d'empêcher que le bloc (avec l'absence du Venezuela) puisse déterminer les marges de production et les prix du pétrole et du gaz, est mis en évidence.
C'est-à-dire que les États-Unis ont réussi à faire, grâce a leurs multiples influences, que Lula, faisant office de cheval de Troie, laisse le Venezuela, hors du bloc des puissances émergentes qui a un pouvoir dissuasif face au décadent G7. la situation est claire. Lula ne souhaite pas affronter Washington et ne souhaite pas non plus permettre qu'un acteur puisse lui disputer son autorité en Amérique du Sud. Avec le Venezuela, les BRICS+ disposent d'une carte opérationnelle de découplage progressif de la géo-économie du dollar, et donc d'un pouvoir de dissuasion accru pour contenir l'ordre impérial unipolaire. En revanche, la position de Loula est typiquement conservatrice et en accord avec la bourse de São Paulo. Le dollar est trop influent dans cette partie du monde à cause de l'étroite dépendance de notre économie au patron dollar. C’est pourquoi les secteurs bancaires sont les moins intéressés à se défaire du dollar, même si, à l'heure actuelle, cela signifie renoncer à la possibilité de l'indépendance financière de la région.
Mais le coup de Lula n'est pas seulement porté à l'Amérique latine mais aussi aux BRICS+ eux-mêmes, car il les prive d'un acteur dont le poids énergétique était décisif pour contrer, dans leur ensemble, les manœuvres récurrentes de l'Occident pour continuer à saigner l'économie mondiale au profit de sa puissance financière. Ce poids énergétique devait être dilué dans la perspective du Sommet de Kazan, qui marquerait inévitablement le début du schisme du système mondial moderne-occidental et de sa conception géopolitique centre-périphérie. C'est aussi la raison pour laquelle le chef de la diplomatie yankee, Anthony Blinken, a rencontré en Arabie Saoudite, pendant le sommet, son homologue saoudien Faisal bin Farhan et le prince héritier Mohamed bin Salmán. Officiellement, ils se sont réunis à cause de ce qu'ils appellent par euphémisme, la « crise de Gaza », mais on sait que le sujet qu'ils ont réellement abordé a été de négocier la survie du pétro-dollar. Une question qui ne semble pas résolue pour les États-Unis (car l'Arabie Saoudite a d'autres cartes pour manœuvrer d'une meilleure façon avec Washington), c'est pourquoi il était indispensable de mettre en jeu la carte Lula.
Les Emirats Arabes Unis et l'Arabie Saoudite font déjà partie des BRICS+. Depuis que le régime saoudien a annoncé le non renouvellement de l'accord, qui a donné naissance au pétro-dollar, les États-Unis ont commencé à ressentir un démantèlement de leur régime money mondiale. C'est pourquoi, bien que les BRICS+ se présentent comme un bloc de caractère géo-économique, sa projection géopolitique est déjà inévitable, car les changements qui sont proposés dans le domaine commercial, économique et financier, surtout, configurent toute une géopolitique implicite, qui est, précisément, ce qui entraîne l'Occident et l'empire décadent à soupeser l'envergure de leur éventuel effondrement mondial.
C'est dans cette mesure que les manœuvres de survie d'un ordre unipolaire se manifestent comme la multiplication de conflits en tant que ressources opérationnelle pour freiner l'expansion des puissances émergentes. Il ne faut pas oublier que, toute expansion de l'espace géo-économique génère aussi des transferts d'influence qui tendent toujours à reconfigurer les vecteurs géopolitiques et, par conséquent à redessiner le monde. C'est pourquoi le président Poutine parle des cinq routes, du corridor Nord–sud (qui fait partie du conflit que prétend déclencher le régime sioniste contre l'Iran) aux routes de la soie, l'une d'entre elles pourrait intégrer définitivement l'Amérique du Sud dans l'économie du XXIe siècle, c'est-à-dire le Pacifique.
Alors, avec la non incorporation d'une Nicaragua, et surtout du Venezuela, ce que fait le Brésil et sa position diplomatique ( qui n'est déjà plus conçue à Itamaraty, mais à Washington) s’entrelace avec les manœuvres d'ingérence des États-Unis dans les membres même des BRICS+ pour ôter au bloc des capacités stratégiques dans le jeu énergétique mondial. Mais ce faisant, non seulement le Brésil se prive de la possibilité de mener une indépendance régionale catégorique, mais il aggrave encore la fracture géopolitique en Amérique latine et contribue à un nouvel assaut de la droite dans tous nos pays.
En effet, le scénario sous lequel il se cache ne fait que légitimer davantage la condamnation impériale du Venezuela et provoquer l'enhardissement de la droite, non seulement au Venezuela, mais aussi dans la région. Cette condamnation est nocive, parce qu'elle est destinée, comme dans le cas de la Bolivie, à discréditer moralement le peuple même et à l'annuler politiquement en tant que sujet du changement. C'est pourquoi le fascisme, un Argentine par exemple, se pare faussement d'un halo démocratique pour se proposer dans le domaine politique comme le « véritable » agent du changement. C'est l’usurpation de l'esprit populaire et le fétichisme du système démocratique made in USA.
Le Brésil, et Lula lui-même, devraient être les plus intéressés par la consolidation de l'Amérique latine en tant que vestige critique de l'endiguement impérial. Pour cela, il faudrait blinder un bloc important de pays favorables à la nouvelle géo-économie du XXIe siècle et, de cette façon, reconstruire et rétablir nos souhaits d'émancipation. Dans la nouvelle incorporation aux BRICS+, le groupe ASEAN (associations de nations d’Asie du sud-est ) est très bien représentée par l'Indonésie, la Thaïlande, la Malaisie et le Vietnam. Même l'Afrique réussit à avoir un poids considérable avec l'incorporation de l'Algérie, du Nigeria, de l'Ouganda qui s'ajoutent à l'Afrique du Sud comme membres de plein droit.
Mais la présence de l'Amérique latine reste réduite et ses capacités géopolitiques potentielles faibles. Nous l'avons déjà dit : « notre libération définitive ne pourra être unilatérale, mais régionale. » Les BRICS+ pourraient nous apporter l'ensemble de couvertures stratégiques nécessaires pour engager un découplage du dollar. Lula a été fermement favorable à l'incorporation de l'Argentine dans le bloc BRICS+ (car le Gouvernement argentin de Massa ne représentait pas une concurrence pour son autorité et pouvait même lui être utile en tant que gauche light), mais il ne pouvait pas agir de la même manière face au radicalisme que représente la présence du Venezuela. Être bien avec Washington montre également à quel point l'économie brésilienne est liée au dollar, même au détriment de l'Amérique du Sud.
L'entrée de Cuba et de la Bolivie a été, en ce sens, privée du poids stratégique qu’aurait représenté la présence des quatre pays au sein du bloc BRICS+. Cuba pourra recevoir des injections décisives pour développer son économie, toujours otage du blocus yankee mais le cas de la Bolivie s’assombrit si on n’estime pas le caractère géopolitique de cette incorporation dans sa véritable dimension. C'est pourquoi notre président ne mentionne que les avantages commerciaux que cela représente. Ils n'ont pas encore compris que si le langage actuel parle d'un crise de civilisation et géopolitique, c'est parce que les cadres d'interprétation adéquat pour lire ce qui se passe dans le monde ne peuvent déjà plus passer par-dessus la géopolitique. La Bolivie, promeut le discours de la Terre Mère et du "bien vivre", devait être la porte-parole, à ce sommet, d’un nécessaire et nouveau "dialogue des civilisations", en plus Sud-Sud, sans la médiation douanière de l’episteme moderne-occidental. Mais nous sommes perdus ici et on est comme on est.
La Doctrine Monroe et ses amendements non déclarés ont établit le concept dissuasif du blocus, surtout du Venezuela et de la Bolivie, et avec la position du Brésil de Lula, ils rétablissent la continuité de la politique étrangère de Bolsonaro, nous laissent seuls, dans un cercle de plus en plus fermé. Il reste encore des marges de manœuvre et le Venezuela peut activer des espaces d'autonomie géopolitique avec les soutiens que lui apportent les accords avec la Fédération de Russie et la Chine. Mais même ainsi, la fracture est déjà ouverte et, comme tout en économie est interdépendant, cette rupture affectera les relations de nos économies dans la région. Si la confiance est la base de tous les accords économiques, l'Amérique du Sud est en train de perdre ce qui est basique et fondamental pour avoir n'importe quel sorte de stabilité.
En ce sens, le soutien qu’a apporté le président Poutine à son homologue vénézuélien n'a pas été faible. Si quelqu'un a été le vainqueur indiscutable de ce sommet, c'est l’hôte, car le président russe a démontré au monde entier qu'il n'est en rien isolé mais qu'il est même en train de récolter un soutien qui montre ceux qui sont véritablement isolés, c'est-à-dire les États-Unis et l’Europe. Plus personne ne les voit d'un bon œil, même si nous devons encore supporter leur arrogance, leur hypocrisie et leur suffisance.
Le commandant Chavez avait dit un jour que « l’heure des peuples » était venue. Il est temps de générer, de nouveau, cet espoir, plus encore, quand le fascisme se dissémine dans nos pays. En profitant, comme toujours, des folies de la gauche travestie, remet sa rhétorique des inégalités comme plate-forme d'une nouvelle croisade menée, maintenant, par exemple, par les sionistes à Gaza et ouvertement déclarée par un Netanyahou (Milei-kovsky) au Congrès yankee et applaudie par ce dernier : civilisation contre barbarie. Ce manichéisme signifie l'abandon de la politique et l'instauration de la guerre ou la dégénérescence de la première en politique de la haine.
Cela signifierait la fin de toute coexistence, mais l'Occident moderne vise cela. C'est pourquoi l'empire met en jeu toutes ses ressources pour ne partager avec personne le monde qu'il considère exclusivement à lui. Sur notre continent, le fascisme fait écho à cette visée et déclare, en indiquant le nouvel ennemi à détruire : « si nous cédons un centimètre, ces Indiens nous ramèneront à l'âge de pierre. » c'est bien plus la folie impériale qui est en train d’acculer le monde à l’option du désastre et de l’affrontement nucléaire (ce qui nous condamne à nous battre finalement avec des pierres et des bâtons, Einstein dixit).
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