Cuba-Etats-Unis: Obama et l'économie cubaine: comprendre ce qui n'a pas été dit
par Dr. Agustín Lage Davila (Cubadebate 24/03/2016)
traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos
J'ai eu l'occasion de participer à plusieurs rencontres avec la délégation qui a accompagné le président Obama et de l'entendre parler 3 fois et maintenant, je ressens le besoin de partager avec mes camarades ce que j'ai compris de ce qui a été dit et aussi de ce qui n'a pas été dit car en politique, ce qu'on ne dit pas est toujours aussi important que ce qu'on dit.
Il y a deux lignes de pensée complémentaires pour interpréter cette visite et le processus de tentative de normalisation des relations: comprendre ce qu'il signifie pour une estimation du passé et comprendre ce qu'il signifie pour une projection vers l'avenir.
En ce qui concerne le passé, il est évident que le processus de normalisation récent qui a débuté dans les relations entre Cuba et les Etats Unis doit être interprété comme une victoire énorme du peuple révolutionnaire et socialiste cubain, de ses convictions, de sa capacité de résistance et de sacrifice, de sa culture, de son engagement éthique envers la justice sociale, ainsi que comme une victoire de la solidarité de l'Amérique Latine envers Cuba.
Certaines choses sont si évidentes pour les Cubains que nous oublions souvent de les souligner.
- Cette normalisation a débuté pendant la vie de la génération historique qui a fait la Révolution et elle est conduite par les leaders de cette même génération.
- Elle a impliqué une reconnaissance des institutions révolutionnaires cubaines, une reconnaissance qui n'a pas été accordée à l'Armée de Libération en 1898 ni à l'Armée Rebelle en 1959 (mais qui a été accordée aux dictatures de Gerardo Machado et de Fulgencio Batista).
- Elle a compris une reconnaissance explicite des réussites de la Révolution au moins dans les domaines de l'éducation et de la santé (qui ont été ceux qui ont été mentionnés).
- Elle a compris une reconnaissance explicite de l'aide solidaire apportée par Cuba aux autres peuples du monde et de son apport à des causes nobles telles que la santé mondiale et l'élimination de l'apartheid en Afrique.
- Elle a compris une acceptation explicite du fait que les décisions sur les changements et les modèles socio-économiques en Cuba reviennent exclusivement aux Cubains, que nous avons (nous avons gagné) le droit d'organiser notre société différemment des autres.
- Elle a impliqué la déclaration de l'abandon de l'option militaire et subversive ainsi que l'intention d'abandonner la coercition en tant qu'instruments de la politique nord-américaine envers Cuba.
- Il a exprimé la reconnaissance de l'échec des politiques hostiles des administrations précédentes contre Cuba, ce qui implique (bien que ça n'ait pas été dit ainsi) la reconnaissance de la résistance consciente du Peuple Cubain puisque les politiques hostiles n'échouent que face à une résistance tenace.
- Il a reconnu la souffrance que le blocus a causé au Peuple Cubain.
- Ce processus n'est pas parti de concessions cubaines sur un seul de nos principes. Même pas pour les revendications de levée du blocus et de restitution du territoire illégalement occupé à Guantánamo.
- Ce processus a compris la reconnaissance publique du fait que les Etats-Unis étaient isolés en Amérique Latine et dans le monde à cause de leur politique envers Cuba.
Je ne crois pas qu'il y ait quelqu'un de moyennement informé dans le monde qui puisse interpréter ce processus de normalisation en cours comme autre chose qu'une victoire de Cuba dans son différend historique avec les Etats-Unis.
En ce qui concerne le passé, c'est la seule interprétation possible.
Maintenant, bon, en ce qui concerne l'avenir, les choses sont plus complexes et il y au moins 2 interprétations possibles et leurs variantes intermédiaires:
- L'hypothèse de la conspiration perverse
- L'hypothèse des conceptions divergentes de la société humaine
Dans les rues de Cuba, on discute des deux, aujourd'hui. J'alerte le lecteur sur le fait que je ne veux pas argumenter pour l'instant pour ou contre une de ces hypothèses ou sur les différentes combinaisons des deux. Les événements à venir se chargeront de le faire et chacun tirera ses propres conclusions sur ce "passage vers l'inconnu".
Ceux qui adhérent à l'hypothèse de la conspiration perverse voient les mots du Président Obama comme une fausse promesse ou une subtile tromperie qui répond à un plan conçu pour que nous ouvrions les portes au capital nord-américain et à l'influence de leurs médias, pour que nous permettions l'expansion à Cuba d'un secteur économiquement privilégié qui, avec le temps, deviendrait la base sociale de la restauration du capitalisme et du renoncement à la souveraineté nationale. Ce serait les premiers pas sur le chemin du retour à Cuba des riches et des pauvres, des dictateurs et des mafieux que nous avions dans les années 50.
Les Cubains qui pensent ainsi ont le droit de le dire: il y a de nombreux faits dans notre histoire commune qui justifient cette énorme méfiance. Ils sont connus et il n'est pas nécessaire de les énumérer ici.
Beaucoup de gens se souviennent de la fameuse phrase attribuée au Président Franklin D. Roosevelt quand il adit du dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza: "Peut-être que Somoza est un fils de pute mais c'est notre fils de pute".
Certainement ni le Président Obama ni les générations actuelles de nord-américains de bonne volonté (il y en a beaucoup) ne sont coupables des premières étapes de cette trajectoire historique. Mais on ne peut pas nier non plus que cette histoire est là et qu'elle influe sur ce qu'ils peuvent faire et sur notre façon d'interpréter ce qu'ils font. Les processus historiques sont beaucoup plus longs qu'une vie humaine et des événements survenus des décennies plus tôt influent sur nos options d'aujourd'hui parce qu'ils provoquent des attitudes collectives qui ont une existence objective, relativement indépendante des idées et des intentions des dirigeants.
Bien que le Président Obama ait pris ses distances envers les politiques agressives et immorales des administrations précédentes qui ont organisé des invasions, protégé des terroristes, encouragé l'assassinat de dirigeants cubains et ont mis en oeuvre la tentative de vaincre par la faim le Peuple Cubain, bien qu'en établissant cette distinction, on ne peut pas oublier qu'Obama n'est pas à lui seul la classe politique des Etats-Unis. Il y a beaucoup d'autres composantes du pouvoir là, qui ont toujours été présentes, le sont aujourd'hui et le seront quand Obama terminera son mandat dans quelques mois et le seront aussi dans l'avenir prévisible. Nous l'avons vu dans la campagne électorale en cours.
Pour être honnête envers tous ceux qui liront cette note, je dois reconnaître que le Président Obama n'a pas donné l'impression ici d'être le maître d'oeuvre d'une conspiration perverse mais d'être un homme intelligent et cultivé qui croit en ce qu'il dit. Ce qui arrive alors, c'est que les choses en lesquelles il croit (il en a tout à fait le droit) sont différentes de celles que nous croyons, nous (nous en avons tout à fait le droit aussi).
Ca, c'est la seconde hypothèse, celle des conceptions divergentes sur la société humaine qui ont été très évidentes à tout moment lors de la visite à Cuba du Président Obama et de sa délégation. Dans tout ce qu'il a dit et aussi dans ce qu'il n'a pas dit.
Il a été très clair que le principale direction des relations des Etats-Unis avec Cuba sera dans le domaine de l'économie et à l'intérieur de celui-ci, la stratégie principale sera d'entrer en relations avec le secteur privé et de le soutenir.
Il a été très clair dans le discours et dans les messages symboliques, en prenant ses distances envers l'économie socialiste d'Etat cubaine comme si propriété "d'Etat" signifiait propriété d'une entité étrangère et non propriété de tout le peuple comme ça l'est en réalité.
Sur la nécessité qu'il existe un secteur privé dans l'économie cubaine, nous avons des divergences. De fait, l'augmentation de l'espace des travailleurs à leur compte et des coopératives fait partie de la mise en oeuvre des Grandes Lignes nées du 6° Congrès du Parti. La divergence se trouve dans le rôle que doit tenir ce secteur privé dans notre économie:
- Eux, ils le voient comme la composante principale de l'économie. Nous, nous le voyons comme un complément à la composante principale qui est l'entreprise socialiste d'Etat. De fait, aujourd'hui, ce secteur privé, s'il frôle les 30% du nombre d'emplois, ne parvient pas à apporter 12% du PIB, ce qui indique son caractère limité pour la production de valeur ajoutée.
- Eux, ils le font équivaloir à "l'innovation". Nous, nous le voyons comme un secteur à relativement basse valeur ajoutée. L'innovation est dansla haute technologie, les sciences et la technique et leurs relations avec l'entreprise socialiste d'Etat. L'esprit d'innovation du peuple cubain s'est exprimé ces temps de beaucoup d'autres façons telles que le développement de la biotechnologie, de ses médicaments et de ses vaccins, la formation massive d'informaticiens à l'UCI, l'agriculture urbaine, la révolution énergétique et beaucoup d'autres réussites de la période spéciale. Rien qui ait été mentionné dans les discours de nos visiteurs.
- Eux, ils voient l'entreprise privée comme quelque chose qui "rend plus puissant" le peuple. Nous, nous la voyons comme quelque chose qui rend plus puissante "une partie" du peuple et relativement petite. L'action du peuple réside dans les entreprises d'Etat et dans notre grand secteur subventionné (qui comprend la santé, l'éducation, le sport, la sécurité sociale). C'est là qu'on travaille réellement pour tout le peuple et c'est là qu'est produite la plupart de la richesse. On ne peut accepter le message implicite de faire équivaloir le secteur privé au "peuple cubain". Ca n'a pas été dit de façon aussi brutale mais ça se comprend assez clairement dans le discours.
- Eux, ils séparent tacitement le concept d'"entreprise" et celui de propriété d'Etat. nos, nos voyons dans le secteur d'Etat nos options principales d'entreprises de production. Ainsi, nous l'avons expliqué au Forum des entreprises en illustrant l'organisation dans laquelle je travaille (le Centre d'Immunologie Moléculaire) comme "une entreprise avec 11 millions d'actionnaires".
- Eux, ils voient le secteur privé comme une source de développement social. Nous, nous le voyons dans un double rôle car c'est aussi une source d'inégalités sociales (ce dont nous avons des preuves comme l'illustrent les récents débats sur le prix des aliments), des inégalités qu'il faudra contrôler avec une politique fiscale qui reflète nos valeurs.
- Eux, ils croient à la fonction dynamisante de la concurrence (bien que ce concept ait été remis en question même par des idéologues sérieux de l'économie capitaliste). Nous, nous connaissons sa fonction prédatrice et d'érosion de la cohésion sociale et nous croyons plus à la dynamique produitepar les programmes du pays.
- Eux, ils croient que le marché distribue efficacement les investissements correspondant à la demande. Nous, nous croyons que le marché ne répond pas à la demande réelle mais à la "demande solvable" et accentue les inégalités sociales.
- Eux, ils s'appuient sur la trajectoire du développement des entreprises des Etats-Unis dont l'économie a décollé au XIX° siècle dans des conditions de l'économie mondiale qui ne peuvent se répéter aujourd'hui. Nous, nous savons que les réalités de l'économie dépendante des pays sous-développés sont autres, en particulier au XXI° siècle et que le développement économique et technico- scientifique ne survient pas à partir de petites entreprises privées en concurrence ni en essayant de reproduire la trajectoire des pays aujourd'hui industrialisés 300 ans plus tard. Ce serait la recette de la pérennisation du sous-développement et de la dépendance avec une économie conçue comme un appendice et un complément de l'économie nord-américaine, une chose qui est survenue au XIX° siècle quand cette dépendance, nous a plongés dans la monoculture et nous a fermé le chemin de l'industrialisation. Pour comprendre cela, l'Histoire est utile et à cause de cela, nous ne pouvons pas l'oublier.
Prendre le chemin de la cohabitation civilisée avec "nos différences" implique que tout le Peuple Cubain connaisse bien connaître à fond où sont les différences pourpouvoir éviter que des décisions ponctuelles apparemment rationnelles face aux problèmes économiques tactiques puissent nous amener à des erreurs de stratégie et pire encore, que d'autres nous y poussent grâce aux choses qui se diesent et à celles qui ne se disent pas.
Nous avons su éviter ces erreurs au début de la période spéciale face à la disparition du camp socialiste européen et à la marée idéologique néolibérale des années 90. nous savons le faire encore mieux aujourd'hui.
La coexistence civilisée certainement nous éloigne du risque et de la barbarie de la guerre (militaire et économique) mais ne nous exonère pas de livrer bataille sur le plan des idées.
Nous avons besoin de vaincre dans cette bataille des idées pour pouvoir vaincre dans la bataille économique.
La bataille économique du XXI°siècle cubain se livrear dans 3 domaines principaux:
1. Celui de l'efficacité et de la capacité de croissance de l'entreprise Socialiste d'Etat et de l'insertion de celle-ci dans l'économie mondiale.
2. Celui de la connexion de la science avec l'économie à l'aide d'entreprises de haute technologie avec des produits et des services à forte valeur ajoutée qui enrichissent notre portefeuille d'exportations.
3. Celui de la limitation consciente de l'expansion des inégalités sociales grâce à l'intervention de l'Etat socialiste.
Dans ces domaines, on choisira le XXI° siècle des Cubains
La bataille des idées consiste à renforcer la pensée et le consensus sur vers où nous voulons aller et sur les chemins concrets pour y arriver.
Les eaux du détroit de Floride ne doivent pas être un champ de bataille et il est très bon pour tous qu'il en soit ainsi mais ces eaux continueront à séparer pour longtemps deux conceptions différentes de la coexistence humaine, de l'organisation des hommes pur la vie sociale et le travail et de la distribution de ses fruits. Et il est aussi très bon qu'il en soit ainsi. Notre idéal de société humaine est enraciné dans notre expérience historique et dans l'âme collective des Cubains, magistralement synthétisée par la pensée de José Martí. Lui, il a étudié et compris mieux que personne à son époque la société nord-américaine et il a dit: "notre vie ne ressemble pas à la leur et ne doit pas lui ressembler sur de nombreux points".
La croyance de base du capitalisme, même pour ceux qui y croient honnêtement, est la construction de la prospérité matérielle basée sur la prospérité privée et la concurrence. La nôtre est basée sur la créativité mue par les idéaux d'équité sociale et de solidarité entre les personnes, y compris les générations à venir. Notre concept de société est l'avenir et bien que l'avenir prenne du temps, pris dans les conditions objectives du présent, il continue à être l'avenir pour lequel il faut lutter.
La propriété privée et la concurrence sont le passé et bien que ce passé continue à exister nécessairement dans le présent, elles continuent à être le passé.
Il faut toujours savoir voir les concepts qui sont derrière les mots prononcés et les raisons qui sont derrière les mots qui ne sont pas dits.
La bataille pour notre idéal de coexistence humaine sera entre les mains des générations actuelles de jeunes Cubains qui affrontent en leur temps des défis différents de ceux qu'ont affronté les générations révolutionnaires du XX° siècle mais également grands et importants et aussi plus complexes.
En analysant la complexité de leurs défis, je leur confesse que je voudrais entrer à nouveau à l'Union des Jeunes Communistes dont j'ai actuellement le carnet (Nº7784, de 1963) sur ma table. Je continue à être communiste mais je dois accepter que je ne peux pas continuer à être "jeune". Mais je peux partager avec les jeunes l'analyse de ce qui se dit aujourd'hui et la révélation de ce qui ne se dit pas et construire avec eux les outils intellectuels dont nous avons besoin pour les batailles à venir.
José Martí a écrit en avril 1895: La pire guerre qu'on nous fait est celle de la pensée, gagnons-la par la pensée".
Source en espagnol:
Cubarte bulletin spécial 28 mars 2016
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