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L’Argentine de Macri, un tournant néolibéral à grande vitesse

26 Avril 2016, 17:27pm

Publié par Bolivar Infos

par Joëlle Saey (CADTM 20 avril 2016)

Le nouveau président de la République argentine, le libéral Mauricio Macri, est entré en fonction le 10 décembre 2015 et a entamé sans délai un grand chantier de réformes néolibérales. Les nouvelles politiques économiques se traduisent, pour la population, par des licenciements massifs ainsi que la hausse galopante des prix, tous secteurs confondus. Cela est dû d’une part à la suppression des subsides, notamment aux compagnies de transports et d’électricité, mais aussi à la levée du contrôle des changes, qui a entraîné une forte dévaluation du peso. Le nouveau président a par ailleurs entrepris des négociations avec les fonds vautours et met en place les moyens nécessaires à l’entrée de l’Argentine dans des traités de libre-échange. Pour mieux comprendre la logique de ces mesures drastiques, il est pertinent de se replonger dans l’histoire récente de l’Argentine.

L’Argentine des années ’90 est en plein processus de libéralisation. Carlos Menem, président de 1989 à 1999, entreprend des programmes d’austérité et de nombreuses privatisations dans le but de maîtriser l’inflation qui atteint des niveaux records. Le pays indexe le cours du peso sur celui du dollar, ce qui amène bientôt la monnaie nationale a une surévaluation importante. L’Argentine devient un pays excessivement cher, et le déficit de sa balance courante s’accroît d’année en année. De nombreuses usines ferment et il y a une importante fuite des capitaux. Fin 1999, Menem demande un prêt au FMI, qui le lui accorde sous la condition de mettre en place un nouveau programme d’austérité. Mais les coupes budgétaires, comme l’histoire nous l’a souvent enseigné, ne font qu’enfoncer davantage le pays dans la crise. Le FMI lui prête donc de plus en plus d’argent, sous des conditions toujours plus sévères |1|. En décembre 2001, le pays ne peut plus rembourser ses multiples prêts et fait défaut. L’Argentine entre alors dans sa plus grande crise économique et sociale. Les mouvements populaires sont tels que le président Fernando de la Rúa démissionne et c’est sous la pression populaire que le président intérimaire Adolfo Rodríguez Saá suspend unilatéralement le paiement de la dette à l’égard des créanciers privés et du Club de Paris. En mai 2003, Néstor Kirchner, péroniste de gauche, devient président.

Le défaut de paiement vaut à l’Argentine d’être exclue des marchés financiers. Cependant, si les investisseurs ne veulent plus lui prêter de nouveaux fonds, les créanciers n’en oublient pas pour autant leurs créances. C’est pourquoi en 2005, aidé par la bonne conjoncture économique de son pays, Néstor Kirchner rembourse intégralement la dette de l’Argentine au FMI pour que dans le futur, celui-ci ne puisse plus intervenir dans sa politique. De la même manière, 93% de la dette publique est restructurée en 2005 et 2010 |2|. Si ces mesures permettent à l’Argentine d’alléger une partie de de sa dette, le gouvernement a octroyé en échange de très fortes concessions aux créanciers, notamment la renonciation à l’exercice de sa souveraineté en cas de litige. L’Argentine aurait très bien pu utiliser l’argument de la dette odieuse et illégitime pour s’en défaire. En effet, les gouvernements au pouvoir n’ont jamais remis en question l’origine de la dette, alors que l’on sait qu’au moins 23 milliards de dollars ont été contractés pendant la dictature (1976-1983) |3| et ont été officiellement assimilé à la dette publique en 1982. De plus, le gouvernement corrompu de Carlos Menem a lui aussi laissé une dette très importante à la population, qui en a bien plus souffert que profité. Si on ajoute à cela les taux d’intérêts usuriers, on comprend aisément les montants faramineux que cela peut représenter |4|.

Le gouvernement de Néstor Kirchner, et ensuite de Cristina Fernández de Kirchner à partir de 2008, sont dès lors hors des marchés financiers et des pressions que ceux-ci peuvent exercer. L’Argentine se finance donc par le biais de ses excédents commerciaux. Cela est rendu possible par le fait que, après la dévaluation du peso en 2003 et grâce à l’augmentation du prix des matières premières, la balance commerciale de l’Argentine est pour la première fois positive après des décennies. L’Argentine atteint rapidement des taux de croissance de 5 à 8%. Les mesures économiques et sociales prises par les Kirchner permettent un recul du chômage de 25% à 8%. Le taux de pauvreté diminue de moitié en quatre ans. Les inégalités sont réduites, comme le montre l’indice de Gini qui passe de 0,525 en 2003 à 0,439 en 2010 |5|. Le gouvernement met l’accent sur la nationalisation et la subvention de compagnies énergétiques, aériennes, postales et ferroviaires.

Mais tout n’est pas si rose. D’un point de vue écologique, on peut noter que c’est, en grande partie, la production de soja, transgénique à 98%, qui pousse l’économie argentine. La déforestation incontrôlée et désastreuse qui en découle, ainsi que l’activité minière et les exportations liées à l’agrobusiness font l’objet de controverses |6|. D’autre part, la crise économique mondiale de 2008 touche le pays, qui ne peut désormais plus se financer par ses excédents commerciaux. L’Argentine va donc avoir recours a la création monétaire, la « planche à billet » pour soutenir la demande intérieure |7|. Seulement, cette mesure fait augmenter grandement l’inflation. Alors que le gouvernement parle, en 2013, de taux de croissance de 5% et d’inflation à 10%, les chiffres indiquent en réalité une inflation de près de 25% et un taux de croissance bien en deçà des 5% officiels. L’inflation pèse lourdement sur le pouvoir d’achat, et principalement sur celui des classes populaires. Par ailleurs, environ 30% de la population travaille au noir et subit donc directement les poussées inflationnistes |8|.

Le 10 décembre 2015, Mauricio Macri, leader de la coalition Cambiemos, devient président de la Nation. Celui-ci marque une nouvelle étape dans la politique argentine puisqu’il met fin à douze ans de kirchnerisme et opère un tournant néolibéral radical. Malgré des progrès sociaux, Cristina Fernández de Kirchner laisse le pays dans une situation économique difficile, avec notamment un taux d’inflation de 29,04% et plusieurs scandales de corruption qui ont fragilisé le pays.

Les réformes ne se font pas attendre avec Macri, qui décide de tout mettre en place pour retrouver les faveurs des marchés financiers. C’est ainsi qu’en quatre mois, 100.000 travailleurs et travailleuses ont déjà été licenciés, et de nombreux autres sont destinés à les suivre sur la même voie |9|. Les subsides accordés durant les années Kirchner aux entreprises de transports en commun et d’énergie ont été grandement diminués, ce qui a eu pour effet direct d’augmenter les factures d’électricité de 700% |10|. De la même manière, le gaz a augmenté de 250% et l’ensemble des prix s’envolent. Dès les cent premiers jours, 1,4 millions d’argentins sont passés sous le seuil de pauvreté. Par ailleurs, l’exportation du soja transgénique est avantagée par des allègements d’impôts qui équivalent à 4,38 milliards de dollars, autant de devises disponibles en moins pour l’Etat |11|. Le gouvernement indique clairement où sont ses priorités.

Un point central de la politique économique de Macri est la réduction de l’inflation. Pourtant, celle-ci a augmenté de 12,5% depuis décembre, diminuant encore le pouvoir d’achat de la population. Les projections annuelles prédisent une inflation de 32,9% pour l’année 2016 |12|. Alors que le gouvernement affirmait vouloir contenir l’inflation pour relancer la croissance, nous entrons plutôt dans un schéma de stagflation, c’est-à-dire une croissance stagnante associée à une inflation galopante.

Désireux de retourner sur les marchés financiers, Macri négocie avec les fonds vautours (ceux-là même parmi les créanciers qui avaient refusé de participer à la restructuration de la dette en 2005 et 2010), et vient d’ailleurs d’emprunter 5 milliards de dollars à Wall Street pour « honorer ses dettes ». Ceux-ci exigent de se faire rembourser 100% de la valeur nominale des créances qu’ils détiennent, alors même qu’ils les ont achetés à des prix dérisoires. Cela veut donc dire que l’Argentine devrait, par exemple dans le cas des fonds NML Capital, rembourser 222 millions de dollars à ces fonds vautours qui en ont déboursés, à l’époque, que 48 millions. Les chiffres démontrent eux-mêmes le caractère frauduleux de l’échange. Pourtant, des tribunaux de New-York donnent raison aux fonds vautours. C’est pourquoi la négociation ne devrait pas être une option : l’Argentine devrait « exercer son droit à restructurer sa dette conformément à la résolution de l’ONU du 10 septembre 2015 » |13|, droit qu’elle a d’ailleurs contribué à faire accepter |14|.

Macri veut également lancer des négociations pour relancer les traités de libre-échange, tant bilatéral avec les Etats-Unis que multilatéral entre le Mercorsur et l’Union Européenne. Par ailleurs, il a exprimé son souhait pour que l’Argentine soit candidate au Traité Trans-Pacifique (TPP) : pourtant, on se souvient que le rejet de l’ALCA, en 2005, avait bloqué l’avancé du projet pour une grande partie du continent. En vue de tels traités, ce sont les salaires qui sont revus à la baisse, pour toujours plus de compétitivité. Par ailleurs, négocier avec les fonds vautours lui permettrait de recommencer à endetter le pays sur les marchés financiers ainsi que d’avoir accès aux prêts du FMI. Autant de choses qui donnent l’avantage aux intérêts des entreprises et des investisseurs, au détriment de la population. Cela rappelle tristement la période des années ’90 et le souvenir de la crise est encore bien présent dans les esprits argentins. Ceux qui ne pourront pas faire face à la crise qui s’annonce viendront se rajouter à ceux qui n’ont pas réussi à surmonter la crise antérieure...

Néanmoins, la population argentine est combative et rend difficile l’application des nouvelles politiques économiques, et cela malgré les arrestations de militant-e-s et la répression à coup de balles en caoutchouc. Les manifestations et les grèves se multiplient. La manifestation du 24 mars, date symbolique de l’instauration de la dictature en ’76, a rassemblé plusieurs centaines de milliers de personnes à Buenos Aires.

La popularité du président commence donc déjà à faiblir après quatre mois de présidence, et d’autant plus depuis l’événement des « Panama Papers ». Macri serait en effet impliqué dans deux sociétés off-shore (Kagemusha et Fleg Trading Ltd) qu’il n’aurait pas déclarées. A l’heure où il lance une campagne importante contre la corruption du gouvernement précédent, c’est un revers important pour le nouveau président argentin. |15| Espérons que celui-ci ne soit que le début d’une longue série.

Notes

|1| TAVERNIER Y., Assemblée nationale, Commission des finances - Rapport d’information sur les activités et le contrôle du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, n°2801, décembre 2001

|2| LLACH L., « La bonne fortune du populisme : l’économie argentine sous les Kirchner (2003-2013) », Politique étrangère 2013/4 (Hiver), p. 103-117.

|3| SOLANAS P., documentaire « Memoria del saqueo », Buenos Aires, 2004.

Ceci a été mis en lumière par le jugement de la Cour Suprême dite « Sentence Olmos » en 2000 : http://cadtm.org/Deuda-externa-de-l...

|4| BERGANZA G. et SALUDAS M., Rechazo al inminente acuerdo con los “Fondos Buitre”, 1/03/16, http://cadtm.org/Rechazo-al-inminen...

|5| SALAMA P., « Croissance et inflation en Argentine sous les mandatures Kirchner », Problèmes d’Amérique latine 2011/4 (N° 82), p. 13-32.

L’indice de Gini est un indicateur qui permet de mesurer les inégalités de revenus au sein d’un pays. Il est égal à 0 dans le cas d’une égalité parfaite, et à 1 dans le cas d’une inégalité totale. Plus l’indice de Gini est élevé, plus grande est l’inégalité.

|6| PREVOT-SCHAPIRA M-F., « L’Argentine des Kirchner, dix ans après la crise », Problèmes d’Amérique latine 2011/4 (N° 82), p. 5-11.

|7| DUPRET X., Virage à droite en Argentine et retour du mouvement ouvrier, février 2016

|8| LLACH L., loc cit., p. 105

|9| URIEN P., Se perdieron más de 100.000 empleos en lo que va del año, La Nación, http://www.lanacion.com.ar/1877685-...

|10| LEGRAND C., « Panama papers » : le président argentin, Mauricio Macri, nie toute irrégularité, Le Monde, 5/04/16, http://www.lemonde.fr/panama-papers...

|11| DUPRET X., loc cit

|12| GAMBINA J., Más deuda y más ajuste en la agenda del gobierno Macri, 11/03/16, http://cadtm.org/Mas-deuda-y-mas-aj...

|13| VIVIEN R., Pourquoi il ne faut pas négocier avec les fonds vautours, 16/02/16, http://cadtm.org/Pourquoi-il-ne-fau...

|14| Pour aller plus loin sur les fonds vautours, lire entre autres : VIVIEN R., Après l’Argentine, les fonds vautours s’en prennent à la Belgique, 04/04/16, http://cadtm.org/Apres-l-Argentine-... ; ATTAC/CADTM ARGENTINE, Refusons l’accord en passe d’être signé avec les fonds vautours, 03/03/16, http://cadtm.org/Refusons-l-accord-... ; VIVIEN R., Pourquoi il ne faut pas négocier avec les fonds vautours, 16/02/16, http://cadtm.org/Pourquoi-il-ne-fau...

|15| LEGRAND C., loc cit

http://cadtm.org/L-Argentine-de-Macri-un-tournant