Amérique Latine : Lettre de Pepe Mujica à Luis Almagro,18 novembre 2015
Luis,
Tu sais que je t'ai toujours soutenu et encouragé. Tu sais que j'ai soutenu tacitement ta candidature à l'OEA. Je regrette que les faits m'aient démontré à plusieurs reprises que je m'étais trompé. Je ne peux pas comprendre tes silences à propos d'Haïti, du Guatemala et d'Asunción en même temps, tu publies une lettre dans laquelle tu demandes une intervention au Venezuela.
Je comprends que sans me le dire, tu m'as dit « adieu ».
Quand je t'ai demandé de ne pas te rendre à la frontière troublée du Venezuela et de la Colombie, ce n'était pas un caprice et encore moins une volonté de ne pas voir la réalité. Mon inquiétude n'est pas la façon dont nous voient ou nous comprennent les médias ou les hommes politiques. Non, mon inquiétude est de savoir comment faire quelque chose en faveur de la grande majorité des Vénézuéliens. C'est la même attitude que j'ai eue dans le conflit Etats-Unis-Cuba ou avec la paix de la Colombie. Ce qui est au centre, ce n'est pas comment ils nous voient mais être utile ou non à la majorité des gens ordinaires. Je crois qu'à un moment, il faudra servir de pont pour que tout le Venezuela puisse gérer de façon fiable son autodétermination et nous ne devrions pas nous écarter de cette direction. Nous savons tous que le Venezuela est une réserve de pétrole pour les 300 prochaines années. Là se trouve sa richesse et son malheur parce que les Etats-Unis sont dépendants du pétrole et leurs intérêts font pression. Cela a aussi rendu possible la déformation sociologique qui fait s'habituer à vivre de la rente pétrolière et finit par importer même ce qui est fondamental, l'essentiel de la nourriture.
La Révolution Bolivarienne n'a pas pu échapper à cette réalité par son volontarisme bien qu'elle ait réparti des ressources et des réserves en faveur des éternels laissés pour compte. Ce furent des années en faveur de l'équité sociale. On n'a pas réussi à renverser la dépendance envers le pétrole et les importations d'aliments et, avec la chute des prix, on souffre aujourd'hui d'un cumul de tensions qui trouble même la démocratie.
Le Venezuela a besoin de paix intérieure, c'est à dire de coexistence pacifique en premier lieu et nous devrions y travailler. Il a besoin de ne pas réduire l'idée du socialisme à l'étatisation et à la nécessaire situation de NEP pour son économie et ses déséquilibres monétaires. Cela semble indispensable pour rendre viable le partage, la stabilité et la démocratie.
Le Venezuela a besoin de nous en tant que maçons et non en tant que juges, la pression extérieure seule crée la paranoïa et cela n'apporte rien à la situation intérieure de cette société.
Je répète : la véritable solidarité est de contribuer à ce que les Vénézuéliens puissent se déterminer eux-mêmes en respectant leurs différences mais cela implique un climat qui le rende possible.
C'est très difficile aujourd'hui mais toute autre alternative peut avoir des conséquences tragiques pour la démocratie réelle.
Je déplore la direction dans laquelle tu t'engages et je la sais irréversible. A cause de cela, je te dis adieu maintenant officiellement et je prends congé.
Pepe ».
NOTE :
Bien qu'écrite en novembre, cette lettre n'a été rendue publique par José Mujica que le 18 juin 2016.
Source en espagnol :
http://www.telesurtv.net/news/Pepe-Mujica-dijo-adios-a-Almagro-en-esta-carta-20160618-0019.html
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