Argentine : Interview de Cristina Fernández de Kirchner (4° partie)
Telesur, 23 juillet 2016
traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos
Pedro Brieguer: Présidente, lors de l'une des dernières réunions du MERCOSUR, vous étiez très satisfaite de l'entrée du Venezuela, de l'incorporation aussi de la Bolivie... Maintenant, nous voyons une crise au MERCOSUR, et une tentative pour isoler le Venezuela grâce au gouvernement par interim du Brésil et avec le soutien du Paraguay et de l'Argentine. L'économiste Alfredo Serrano Mansilla a une expression au sujet de ce qui arrive sur le continent de Notre Amérique Latine qui est « un continent en affrontement ». Je me souvenais de quand vous avez signalé aux Nations Unies en 2009 ce qui s'était passé au Honduras, ce que vous avez fait là, c'était pour essayer de restaurer le gouvernement de Manuel Zelaya. Il y a eu plusieurs tentatives de destitutions, des coups d'Etat contre Hugo Chávez en 2002, Rafael Correa, Manuel Zelaya, Fernando Lugo, Evo Morales. Comment comprend-on ce qui se passe dans la région en tenant compte aussi de ce qui se passe au Brésil ? Quel est l'axe de l'affrontement et qu'est-ce qui fait que cet affrontement est si fort ?
CFK : C'est très simple, Pedro. Maintenant, je vais répondre à la première question que m'avait posée Edgardo mais tu me l'as posée tout à l'heure. Tu dis « continent en affrontement » et je crois que là commence le problème. Je reprends depuis l'analyse disant que les Etats-Unis avaient été un état un peu détourné (de l'Amérique Latine) à cause de sa lutte contre le terrorisme et du fait qu'il avait été agressé fortement sur son propre territoire à partir des Tours Jumelles. Je crois que ce continent en affrontement commence à se voir clairement quand les gouvernements nationaux et populaires - Brésil, Argentine, Venezuela, Bolivie – commencent à avoir des relations commerciales, politiques et économiques avec d'autres acteurs internationaux, en particulier avec la République Populaire de Chine, avec la Russie, qui étaient des terrains interdits à ces pays de la région. Les accords stratégiques conclus par l'Argentine, par exemple le premier, qu'a conclu le Président Kirchner avec le Présidente Hu Jintao et moi, ensuite, je l'ai renforcé avec le Président Xi Jinping, dont l'expression la plus caractéristique est la construction, pour la première fois, de 2 barrages hydroélectriques de grande taille par les Chinois, ni plus ni moins qu'en Amérique du Sud, le Belgrano Cargas, sur lequel je lis malheureusement qu'il semble qu'ont été arrêtées les négociations avec le gouvernement chinois sur le Belgrano Cargas, qui transporte sur 9 000 km et traverse sur 1 000 km toute la partie NEA-NOA du pays. Je crois que ça commence là et avec la participation du Brésil aux BRICS.
La réunion dont je parlais, où étaient présents Xi Jinping, Poutine, le président d'Afrique du Sud, tout cela, évidemment, à Brasilia, et la création de ce fonds presque alternatif à ce que pourrait être la gestion du Fonds Monétaire International, crée une alerte rouge – je crois – dans un pays comme les Etats-Unis qui est un pays qui ne pense pas à voir qui va gagner les élections, si c'est Hillary ou Trump. Le système nord-américain est le même que ce soit l'un ou l'autre qui gagne. Je ne critique pas qu'on pense de cette manière en tant que puissance. Toute puissance pense son développement non sur la base de la prochaine élection présidentielle ou des prochaines élections législatives mais de sa survie en tant que telle pendant les 50 ou 60 prochaines années, elle planifie de cette manière. Le parti Communiste Chinois aussi le fait de cette manière. Souvent, la Chine avec plus d'inquiétude parce qu'ils sont 1 400 millions dont il faut prendre soin et dont le nombre augmente de plus en plus. Ou les grandes puissances ont une planification stratégique à long terme. Et évidemment, je crois que les Etats-Unis peuvent avoir vu que la République Populaire de Chine était en train d'entrer dans la région, que la Fédération de Russie était en train d'entrer dans la région et que cela pouvait être l'objet de problèmes dans une région qui est : un des aquifères les plus importants du monde, une des réserves de minerais les plus importantes du monde, une des réserves en énergies les plus importantes du monde – le Venezuela, notre propre Vaca Muerta – et en plus en aliments, une autre chose essentielle. Nous sommes le grand producteur d'aliments, de matières premières dans le monde, c'est pourquoi nous sommes une région stratégique pour le développement et le maintien de tout pays qui aujourd'hui est une puissance dans le monde. Je crois que cela doit avoir fait bouger des intérêts, des pensées et des actions de telle manière qu'il y aurait une limitation aux investissements ou à l'ouverture de ces pays, de nos pays, à des gouvernements qui, évidemment, ont aussi des différends commerciaux, des différends géopolitiques.
Une nouvelle carte géopolitique est en train de se redessiner dans le monde complexe, beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît parce que ce qui semble être une tension entre la Chine ou les Etats-Unis pour des questions économiques, ou la Russie, comprend un ingrédient nouveau qui est l'apparition du terrorisme dans le monde, un ingrédient très fort, très nouveau, qui est absolument post-moderniste. Les leaders modernes étaient des individus, non ? C'étaient Mandela, Fidel Castro, Charles de Gaulle, Kennedy, Perón, Yasser Arafat, c'étaient des individus. Figurez-vous que la seule trace de leader moderne, c'est Vladimir Poutine mais ensuite, les leaderships sont basés de façon systémique sur ce que sont les Etats-Unis. Figurez-vous ce qui est en train de se passer aux Etats-Unis, un autre sujet sur lequel j'ai envie de discuter, là. Dans quelques temps, le premier mardi de novembre, il va y avoir des élections aux Etats-Unis et il y a 2 candidats qui peuvent gagner : Trump ou Hillary Clinton. L'un a - disent-ils – 57%-58% d'opinions défavorables. Hillary dit qu'elle a 52%-53% d'opinions défavorables. C'est à dire que plus de la moitié des Etats-uniens n'apprécient pas les 2 candidats de leur pays. Avec ça, ils ne vont pas voter pour le candidat qui leur plaît le plus, ce qui est normal, mais ils vont voter pour le candidat qui leur semble le moins mauvais. C'est très mauvais pour la politique parce que cela donne un pouvoir énorme aux corporations et c'est ce qui a toujours fait peur à l' establishment des Etats-Unis, qu'il ne leur sorte pas à nouveau un Roosevelt qui peut-être leur mette l'échiquier en désordre.
Aux Etats-Unis, le président pouvait être réélu indéfiniment jusqu'à ce que Roosevelt ait gagné 4 fois les élections. L'un d'eux, qui, en plus, était un homme qui luttait contre les corporations et qui disait : « J'ai là la clef et je ne pense la donner à aucune corporation parce qu'elle est au peuple des Etats-Unis ». Je crois alors que lors d'une élection où sera élu Hillary Clinton ou Trump, ce sera un président assez faible face au pouvoir des corporations. Aux Etats-Unis, il n'y a pas de leader individuel, c'est systémique, c'est le leader d'un système de pouvoir. Après, tu as le leader chinois qui par ses caractéristiques propres, est le leader du Parti Communiste Chinois, ce n'est pas un secret, qui, en plus, élit ses leaders provisoirement mais celui qui dirige, c'est le Parti Communiste Chinois. Oui, il y a Poutine qui est un leader individuel. Et ensuite, les leaders qui ont surgi dans la post-modernité sont d'ordre religieux : le Pape François est un leader très fort et d'un autre côté, celui du monde islamique qui ne reconnaît aucne figure ponctuelle mais ce sont des leaders de caractère religieux et spirituel, ceux de la post-modernité, ce qui n'est ni bon ni mauvais en soi mais implique des défis différents.
Ce qui s'est passé à Nice par exemple. C'est une question dont j'ai discuté et il semble que cela n'a plu à personne au Conseil de Sécurité quand j'ai dû intervenir à New York en septembre 2014, quand j'ai dit que l'année précédente, ils nous avaient demandé notre soutien pour envahir la Syrie, renverser al-Ásad et aider les fighters of freedom qui étaient les guerriers de la liberté et l'année suivante, les guerriers de la liberté étaient devenus l'ISIS et étaient des ennemis de l'Humanité. Cela ne s'est pas passé en un siècle, cela s'est passé en à peine 1 an. Je veux dire qu'il y a eu une mauvaise évaluation de la part de la première puissance du monde en ce qui concerne ce qu'a été la Révolution Arabe, le Printemps Arabe ou n'importe comment qu'on l'appelle, une mauvaise évaluation concernant les guerriers de la liberté qui ont fini par être ceux de l'ISIS. Et moi, j'ai dit à ce moment-là que le monde allait devenir un endroit sans sécurité, où que ce soit et que le terrorisme, ce qu'il cherchait, c'était ça : créer la terreur. Que ces films sur lesquels ils décapitaient des gens pour faire peur aux gens étaient précisément le leitmotiv du terrorisme. Et regardez ce qui s'est passé à Nice maintenant.
Toute personne qui aurait peur d'un attentat terroriste dirait : bon, je ne prends pas le métro parce qu'il peut arriver ce qui est arrivé à Atocha, je ne vais pas dans un restaurant fréquenté parce qu'il peut exploser, si je vois quelqu'un avec une arme, je vais courir parce qu'il peut me tirer dessus. Ce n'est pas encore la peur que quelqu'un se fasse exploser ou commence à tirer dans l'Aéroport d'Istanbul comme nous l'avons vu également dans le dernier attentat à Istanbul dans lequel beaucoup de gens sont morts, ce que nous pourrions appeler le terrorisme connu. Non, maintenant, nous nous trouvons avec des loups solitaires. Qui peut penser, quand il voit un camion que le camion va lui passer dessus ? Personne. C'est pourquoi il y a eu tant de morts, parce que personne n'a couru quand il a vu venir le camion, parce que personne ne pense qu'un camion va tirer. On pense que s'il y a un terroriste, il va se faire exploser, ou un homme armé va apparaître ou il va faire exploser une bombe, ou on ne monte pas dans un avion de peur qu'il y ait un attentat.
C'est ça, le terrorisme : faire sentir aux gens qu'ils ne vont être en sécurité nulle part. Et j'ai lu l'autre jour 2 analyses, l'une était de Jorge Alemán – le psychiatre – qui parlait du terrorisme et de la pensée circulaire1, des gens qui sont des loups solitaires qui ne sont même pas organisés mais qui viennent sur la terre de leurs ancêtres et détruisent tout et ce personnage, en plus, souffre des inégalités et de la marginalisation dans les économies ou dans les pays occidentaux et alors, un jour, il se lève et commence à essayer de découper les gens avec un cimeterre, comme c'est arrivé dans un avion. Alors, nous sommes dans un monde très complexe et il n'y a pas de stratégie claire pour affronter ce phénomène du terrorisme, comme nous l'avons vu à Nice, une ville d'extrême droite française. Alors, je crois que cela demande que ceux qui ont l'immense responsabilité de conduire les destinées du monde, parce qu'ils le font, parce qu'ils font partie du Groupe des 5+1 qui, par exemple, sont arrivés à l'accord nucléaire avec l'Iran – ce sont les pays les plus importants du monde, que cela nous plaise ou non, mériteront nos critiques, mais bon... - je crois que là, il manque un leader pour s'asseoir et penser une stratégie différente parce que si on continue avec la stratégie d'aller envahir et bombarder des pays, c'est chaque fois pire. Einstein disait que c'était un symptôme de folie de chercher d'autres effets avec les mêmes méthodes.
On en est venu à faire cela : on envahit un pays, on le bombarde, on tue le tyran, le leader de service. Regarde ce qu'est la Libye aujourd'hui: un conglomérat de tribus où il faut aller et négocier avec chaque tribu pour voir qui sortira le pétrole d'ici ou de là. Moi, j'ai pu voir Muammar Kadhafi en Libye s'asseoir avec tous les chefs africains, avec tous les chefs des tribus et les organiser. Et plus encore, quand il était en Libye, c'était Bush qui était président, à ce moment-là et le fils aîné de Kadhafi rencontrait Condoleezza Rice à Washington ou il y avait des négociations. A cause de cela, je dis qu'il y a une mauvaise lecture, une mauvaise évaluation et suite à cette mauvaise lecture et à cette mauvaise évaluation, on commet des erreurs qui ont permis que l'un des diplomates les plus connus concernant le Moyen Orient (Christopher) Stevens soit assassiné, précisément à Bengasi, où se trouvaient les combattants de la liberté. Bon, là où se trouvaient les combattants de la liberté, ils ont tué un diplomate états-unien qui était un expert en matière de Moyen Orient. Alors, il me semble que c'est le moment de s'asseoir et de repenser les stratégies. Je ne vais pas savoir le faire, moi, vous n'allez pas savoir le faire, vous mais j'imagine que ceux qui sont assis ou s’assoiront à Washington, au Kremlin, à Beijing, à Berlín, à París ou à Londres vont devoir le faire. Ils vont avoir à la faire parce que cela empire et pas que parler si nous parlons de la question économique dont je pense que c'est l'autre question, également liée (à cela). L'autre jour, Rogers le disait, que les inégalités font naître aussi des loups solitaires dans le monde, en Europe. Cet homme qui conduisait le camion était un Français fils de Tunisiens qui a tué une multitude de Musulmans et de tunisiens en les renversant avec le camion.
Regardez comme ça va faire une boule de neige qu'on ne peut plus arrêter. A cause de cela, je dis que c'est un monde très complexe qui demande beaucoup d'intelligence et en particulier de comprendre que la bonne voie est la coopération internationale sérieuse, que le monde de la domination où l'un dit « C'est comme ça » et tout le monde dit « Oui, bwana2 ! » est terminé. Au moins pour une partie du monde, c'est terminé. Le type qui est monté dans le camion, ce que dit le président des Etats-Unis, ça ne l'intéresse pas, ni ce que dit Poutine ni de que dit Xi Jinping. Et le prochain qui montera je-ne-sais-pas-où et qui s'écrasera sur je-ne-sais-pas-qui n'en aura rien à faire non plus. Alors, il me semble que nous devons être dans cette logique. Il y a un phénomène social, de communication dans ce monde totalement interconnecté où j'appuie sur Enter et je capte quelqu'un qui filme un assassinat. Ce qui se passe aux Etats-Unis, nous avons un président de couleur et le conflit racial renaît avec des policiers tués par des gens de couleur qui se sentent agressés par cette police. Ce n'est un secret pour personne que la population carcérale des Etats-Unis, la plus importante du monde, est composée essentiellement par des gens de couleur et des Latinos. Alors, les inégalités sont aussi un élément puissant dans un monde si peu sûr. Je ne dis pas que ce soit l'unique composante, il me semble qu'il y en a beaucoup d'autres et qu'on doit s'asseoir et y penser.
NOTES DE LA TRADUCTRICE:
1Pour avoir une définition de la « pensée circulaire » voir
http://www.philo5.com/Incontinence%20intellectuelle/000613%20Raisonnement%20humain%20pensee%20lineaire%20et%20circulaire.htm
2Bwana, nom d'origine swahili, donné par les peuples colonisés au colon blanc esclavagiste et pilleur de ressources naturelles.
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