Cuba : « Ceux qui dirigent sont des hommes et non des dieux »
Cuba : « Ceux qui dirigent sont des hommes et non des dieux »
Il faudra alors construire des monuments dans nos cœurs, dans nos actions au jour le jour, plus que dans des consignes ou dans du marbre
Auteur: Enrique Ojito | internet@granma.cu
22 décembre 2016 13:12:48
AVEC la même rapidité que le sculpteur Enzo Gallo Chiapardi modela le buste dédié à Fidel ce 8 janvier, à la veille de l’entrée à La Havane de la Caravane de la liberté, qui venait de traverser toute l’Île, conduite par le chef rebelle, l’artiste se vit contraint de le faire disparaître. À peine Fidel eut-il connaissance qu’un monument avait été élevé en son hommage aux abords de la Cité militaire de Columbia, qu’il ordonna de le retirer. Gallo Chiapardi en resta tout décontenancé.
Aussi, nous ne saurions nous étonner de la dernière volonté du fondateur de la Révolution cubaine – annoncée par Raul dans son discours sur la Place Antonio Maceo de Santiago de Cuba – selon laquelle, après sa mort, son nom, sa figure ne seraient jamais donnés à aucune institution ou site public, et aucun monument, buste ou statut ne serait édifié en sa mémoire.
Quelques jours auparavant, certains médias s’étaient montrés perplexes lorsque le président cubain, au moment de l’annonce publique de la disparition physique de Fidel, le 25 novembre dernier, avait également informé que, conformément à la décision du commandant en chef, sa dépouille serait incinérée.
De nombreux média étrangers se sont alors demandé si plus tard on verrait des places ou autres espaces publics porter le nom de Fidel Castro. Les spéculations allaient bon train. Cependant, certains se sont souvenus que Fidel s’était opposé dans le passé au fait que les leaders soient honorés de leur vivant par des statues ou des rues.
Cet homme qui avait défié 11 administrations étasuniennes connaissait les dangers et les conséquences du culte de la personnalité. Aussi, l’une des premières lois adoptées après le triomphe de la Révolution, le 1er Janvier 1959 – sans précédent dans le monde – fut-elle d’interdire d’élever des statues aux dirigeants vivants et de mettre leur nom à une rue, ville, village, usine… et de proscrire également les photos officielles dans les bureaux administratifs.
Fidel évoqua cette loi dans son discours du 13 mars 1966 : « Il est inutile de voir une statue à chaque coin de rue, ni le nom d’un dirigeant dans chaque village, partout. Non ! Parce ce que cela traduirait la méfiance à l’égard des dirigeants au sein du peuple ; cela révèlerait un concept très pauvre du peuple et des masses qui, incapables de croire pour une question de conscience, ou d’avoir confiance pour une question de conscience, fabriquerait artificiellement la conscience, ou la confiance, par le biais d’actes réflexes. »
Dans ses paroles, il signalait que Karl Marx, Freidrich Engels et Vladimir Lénine ne se sont jamais « déifiés eux-mêmes », ni ne l’ont autorisé. « Ils furent modestes toute leur vie, jusqu’à la mort, allergiques à tous les cultes », avait-il ajouté.
Connaissant l’histoire de l’Humanité, il savait parfaitement sous quelle latitude prit forme le culte de la personnalité, sans établir de distinction entre les pays socialistes ou capitalistes : de Mao Tse Toung au dictateur Rafael Leonidas Trujillo, dont les statues se multiplièrent dans toute la République dominicaine, où les églises furent mises en demeure de propager le slogan : « Trujillo sur terre, Dieu au ciel ».
Selon les documents consultés, le terme « culte de la personnalité » fut utilisé pour la première fois en 1956 par Nikita Khrouchtchev, secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, à l’occasion d’un discours au 20e Congrès de cette organisation, où il dénonçait Staline.
Le dictionnaire philosophique de Rosental et Ludin définit cette expression comme « la prosternation aveugle devant l’autorité d’un personnage, une évaluation excessive de ses mérites réels, la transformation du nom d’une personnalité historique en un fétiche ».
Toujours du point de vue philosophique, il n’est pas difficile d’observer que ce culte de la personnalité sous-tend une conception idéaliste de l’Histoire – à la manière de Thomas Carlyle –, qui attribue à la volonté d’un homme, et non à l’action des masses, la détermination du cours des événements. Prenons par exemple Francisco Franco, autoproclamé « envoyé de Dieu sur terre », qui tenta de convaincre ses concitoyens qu’il était Caudillo d’Espagne « par la grâce de Dieu ».
Comme le déclara Fidel en 1966, la succession des événements confirme la vérité marxiste que « ce ne sont pas les hommes, mais les peuples qui écrivent l’Histoire », tout en reconnaissant que « le dirigeant révolutionnaire est nécessaire comme instrument du peuple. Il est nécessaire comme instrument de la Révolution ».
À plusieurs rencontres internationales, le chercheur et journaliste cubain Luis Toledo Sande a répondu aux attaques concernant le soi-disant culte de la personnalité envers Fidel à Cuba. Des critiques venues d’un pays [l’Espagne], comme le signale l’intellectuel, où les titres universitaires sont décernés au nom du roi. Dans mon pays, signale Luis Toledo, qui est également un spécialiste de José Marti, on ne donne pas le nom de membre de la famille du chef de l’État « tout enfantin et mignons soient-ils, à des institutions publiques. Et pourtant, ce serait dans mon pays que l’on pratique le culte de la personnalité », déclarait-il avec ironie.
Luis Toledo a rappelé, quelques années plus tard, que son intervention n’est pas apparue dans les mémoires de ces rencontres, par manque d’espace, lui a-t-on déclaré. Cependant, le journaliste aurait préféré que sa réflexion soit publiée, pour que personne n’aille penser qu’il avait été exclu parce qu’il avait parlé de « corde dans la maison d’un pendu ».
Le soi-disant culte de la personnalité de Fidel et le pilonnage médiatique contre Cuba ont été les deux faces d’une même monnaie, à savoir la volonté de discréditer aussi bien le leader que son œuvre : la Révolution, et son acteur principal, le peuple. Interrogé à ce sujet par le Nicaraguayen Tomas Borge, Fidel avait déclaré : « Dans un pays tel que celui-ci, il est très difficile qu’il existe une forme quelconque de pouvoir absolu, car de par sa culture, sa mentalité, le Cubain discute de tout, analyse tout, que ce soit le baseball, l’agriculture, la politique, tout. Les Cubains discutent de tout, ont leur caractère, une idiosyncrasie spéciale. »
Ces vertus, vérifiées dans le peuple par Fidel, sont bien loin de la perspective analytique de Platon – le premier ayant traité de questions liées au charisme du leader –, lequel qualifiait les masses d’ignorantes et de manipulables selon les caprices de ce dernier.
Leadership et charisme politique – des concepts abordés par Aristote, Machiavel, Weber, Freud, Bourdieu – ont cohabité harmonieusement en Fidel, qui dirigea l’État cubain durant cinq décennies et survécut à 638 attentats, ourdis principalement par la CIA, afin de supprimer son exemple qui illumina de nombreux peuples.
Quelle que fut son incontestable grandeur, loin de tout mythe, son corps fut réduit en cendres. Elles reposent depuis le 4 décembre au cœur d’un bloc de pierre au cimetière de Santa Ifigenia, de Santiago de Cuba. Le site dédié à sa mémoire, qui aurait aussi bien pu s’élever à la cime du Pic Turquino, irradie simplicité et austérité, contrairement aux pronostics des détracteurs de cet homme qui n’a pas cherché la gloire, mais qui l’a croisée sur son chemin.
Stratège et défenseur de l’idée que l’ « on ne saurait concevoir de caudillo dans le socialisme » et du précepte martinien selon lequel « toute gloire tient dans un grain de maïs », Fidel s’en est allé sur un dernier coup de maître qui a laissé bouché bée ses adversaires : aucune statue ni espace public ne portera son nom. Raul a informé de la décision de présenter, lors de la prochaine période de sessions du Parlement, les projets de lois prévus pour répondre à la volonté de Fidel.
Il faudra alors construire des monuments dans nos cœurs, dans nos actions au jour le jour, plus que dans des consignes ou dans du marbre. Souvenons-nous qu’en mai 2003, Fidel lui-même avait déclaré : « Ceux qui dirigent sont des hommes, pas des dieux. » (Tiré du journal Escambray)
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