Venezuela : Où étaient les billets de 100 bolivars ?
Par Pasqualina Curcio* ( Resumen Latinoamericano, 21 décembre 2016)
traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos
Il y a quelques mois, nous, les Vénézuéliens, avons été agressés d'une autre façon dans le cadre de la guerre économique : la pénurie programmée d'argent liquide, en particulier de billets de forte valeur, ceux de 100 bolivars. Ce phénomène s'est aggravé depuis le 2° semestre de 2015.
La pénurie de n'importe quel bien, y compris « d'argent » provoque des conséquences économiques : d'une part de longues queues, dans ce cas aux portes des banques ou devant les distributeurs de billets, d'autre part, la prolifération de marchés parallèles et illégaux où l'argent liquide est payé au-dessus de sa valeur, les avances d'argent par les commerces ou la location de points de vente où on prend une commission pour le « service ».
Cette situation, comme la pénurie programmée et sélective de biens de première nécessité (une autre manifestation de la guerre économique) pose non seulement un gros problème à la population, ce qui influe éventuellement sur les préférences politiques plus encore si ces actions sont accompagnées par une campagne médiatique dans laquelle on en rend responsable le Gouvernement mais affecte toutes les transactions en liquide bien que ces transactions ne soient pas majoritaires (l'argent liquide ne dépasse pas 8% de la quantité totale d'argent qui circule dans l'économie, M1).
Selon des informations de la Banque Centrale du Venezuela pour octobre 2016, 6.111,7 millions de billets de 100 bolívars auraient dû circuler. Cependant, seulement la moitié ont été en circulation. C'est à dire qu'environ 3 000 millions de billets n'ont pas circulé. Les billets de 100 bolivars représentent 77,15% des monnaies et des billets.
La grande question est : où sont les billets de 100 bolívars ? La réponse semble simple : ils sont très bien gardés pour ne pas dire accaparés, sur le territoire national ou à l'étranger.
Nous allons nous intéresser à la façon dont les billets de 100 bolívars sont sortis du territoire en utilisant un exemple simple :
Un individu A se rend dans un bureau de change sur la frontière entre le Venezuela et la Colombie, à Cúcuta par exemple, avec un billet de 100 bolivares. Un individu B du bureau de change lui remet, pour ce billet de 100 bolívars, 110 pesos colombiens (au taux de change d'aujourd'hui qui est de 1,10 pesos pour 1 bolivar). Là, 2 questions se posent :
1° Quel intérêt a l’individu A à changer ses bolivars pour des pesos ?
2° Quel intérêt aurait l'individu B, patron du bureau de change, à acheter des bolivars si au-delà de la commission qu'il a sur la transaction, le bolivar n'est pas une monnaie librement convertible ? La réponse se trouve dans le point 3.
L'individu B, patron du bureau de change, se rend à Bogotá pour changer à la Banque de la République de Colombie (BRC), le billet de 100 bolivars. Celle-ci lui remet 29.646 pesos pour le même billet de 100 bolivars pour lequel, sur la frontière, il a donné 110 pesos (le taux de change du bolivar en pesos à la BRC est aujourd'hui de 296,46 pesos pour 1 bolivar). Il est important de mentionner que cette sorte de change est le résultat de la valeur officielle du bolivar dans la tranche DIPRO, c'est à dire 10 bolivars pour 1 dollar US. La BRC, en se basant sur la valeur officielle du bolivar, applique une simple « règle de 3 » : si 1 dollar américain vaut 10 bolivars, le même dollar vaut 2.964,56 pesos. Le taux de change entre le peso et le bolivar est donc de 296,46 pesos pour 1 bolivar.
Pour l'individu B, patron du bureau de change, cela fait une différence de 26.851%. En d'autres termes, alors qu'il a donné sur la frontière 110 pesos pour ces 100 bolivars, il a reçu de la BRC 29.646 pesos, bien plus que sa commission d'agent de change. Cela soulève une autre question : que fait l'individu B, patron du bureau de change, avec les pesos qu'il a reçus de la BRC ? Il les dépose sur son compte, investit en Colombie ou achète des dollars. La réponse est dans le point 4.
L'individu B, patron du bureau de change, change les 29.646 pesos en dollars américains. Etant donné le change peso-dollar de 2.964,56 peso pour 1 dollar US, il recevra 10,00 dollars US. Pourquoi l'individu B, patron du bureau de change, veut-il des dollars ? Voir le point 5.
L'individu B, patron du bureau de change, revient sur la frontière d'où il est parti initialement et change les 10 dollars en bolivars. Pourquoi faire tous ces tours et ces détours pour avoir à nouveau des bolivars ? C'est la grande question. Ce qui se passe, c'est que l'individu B ne change pas les 10 dollars au taux officiel, c'est à dire à 10 bolivars pour 1 dollar et par conséquent, il n'obtient pas les mêmes 100 bolivars qu'initialement mais il les change sur le marché illégal où le taux est aujourd'hui de 2.507 bolivars pour 1 dollar : il reçoit donc 25.070 bolivars. En d'autres termes, le billet de 100 bolivars s'est multiplié et c'est, à présent 250 billets de 100 bolivars qu'a l'individu B. La question est à nouveau : pourquoi l'individu B, patron du bureau de change, veut-il des bolivars ? Point 6.
Les billets de 100 bolivars commencent un nouveau cycle. Nous parlons des 250 billets de 100 bolivars que l'individu B a acquis sur la frontière en échange de ses 10 dollars US, non du billet de 100 bolivars avec lequel il a commencé.
Après tant de tours et de détours, où est le billet de 100 bolivars ?
Il est à la Banque de la République de Colombia comme y seront les 250 billets. En d'autres termes, les billets de 100 bolivars passent la frontière et s'arrêtent à la BRC.
Normalement, les Banques Centrales devraient changer les bolivars vénézuéliens pour leurs monnaies respectives à la Banque Centrale du Venezuela. Cela n'a pas été fait. En réalisant ces opérations, la BRC enregistre l'entrée des billets qui, à leur tour, finiront par circuler dans l'économie vénézuélienne. Ce qui nous amène à penser qu'ou les billets de 100 restent à la BRC ou qu'à cause du volume, ils ont dû les amener dans d'autres banques, peut-être suisses ou simplement qu'ils les ont consacrés à un autre usage comme par exemple « papier pour faire des billets », ce pourquoi ils ont peut-être été vendus.
Après la mesure de démonétisation des billets de 100 bolivars annoncée par l'Exécutif, ils sont certainement en « transit » entre Cúcuta et Bogotá. Qui paiera le prix de la soustraction de ces billets qui ne sont pas encore arrivés à la BRC à l'économie vénézuélienne ? L'individu B, patron du bureau de change ou celle qui semble toujours l'avoir payé, c'est à dire la Banque de la République de Colombie? Il n'est pas étonnant que le maire de Cúcuta ait affirmé à ce sujet que la Banque de la République de Colombie doit collecter les billets de 100 bolivars et les changer pour que les commerçants ne soient pas affectés.
En plus de l'intention politique de porter préjudice à un peuple en lui soustrayant ses billets, il est important d’identifier les causes qui ont rendu possible ce mécanisme également connu sous le nom de billet de « bicyclette de change ».
Si on détaille chaque étape, on observe que le billet de 100 bolivars se multiplie sur la frontière pour devenir 250 billets à cause de la brèche entre le taux de change entre le bolivar et le peso à la Banque de la République de Colombie basé sur la valeur officielle de la monnaie vénézuélienne et le taux de change entre le bolivar et le dollar sur la frontière basé sur le marché illégal qui a été manipulé, en particulier depuis le 2° semestre de 2012. Si le taux de change utilisé sur la frontière était le taux officiel, le billet de 100 bolivars serait le même qu'au début.
Ce qui fait que cette « bicyclette de change » tourne de plus en plus vite, c'est la différence de plus en plus grande entre le taux officiel du bolivar utilisé par la BRC et le taux de change du marché illégal sur la frontière. Cette différence augmente quand :
1° le taux de change illégal augmente suite à la manipulation arbitraire
2° le taux de change utilisé par la BRC augmente c'est à dire quand la BRC remet plus de pesos pour 1 bolivar. Evidemment, entre le DICOM1 et le DIPRO, c'est ce dernier qui permet une plus grande différence
3° le taux de change illégal augmente et le taux de change utilisé par la BRC augmente en même temps.
Le graphique suivant montre la différence sur la frontière entre le Venezuela et la Colombie depuis 2009. On observe tout d'abord qu'elle est relativement constante jusqu'en août 2012, moment où la manipulation arbitraire et disproportionnée du taux de change sur le marché illégal a commencé à devenir plus intense. Cette différence qui, de 2009 à juillet 2012 était de 2 (chaque bolivar entrant en Colombie était multiplié par 2 en sortant de ce pays par la frontière avec le Venezuela) a commencé à augmenter pour atteindre des niveaux de 73 en janvier 2016 suite à la manipulation du taux de change illégal.
NOTE de la traductrice:
1Taux de change de la BRC
A partir de février 2016, cette différence renverse sa tendance et diminue. Pourquoi ? Il faut rappeler qu'en février 2016, le nouveau schéma de change composé de 2 éléments, le DIPRO1 et le DICOM entre en vigueur. Dans le cadre de ce nouveau schéma, le DICOM (taux de change de la BRC) a commencé à augmenter, ce qui a amené la différence entre les 2 taux de change (celui de la BRC et celui de la frontière) à 1 en juillet 2016. En d'autres termes, suite à l'augmentation du DICOM de 200 bolivars pour 1 dollar US à 677 bolivars pour 1 dollar US, les pesos que la BRC remettait pour chaque bolivar à Bogotá sont passés de 244,93 à 4,50, ce qui a réduit les achats de dollars destinés à être changés ensuite en bolivars sur la frontière au taux de change illégal.
Ce qui attire fortement l'attention, c'est qu'à partir de septembre 2016, la Banque de la République de Colombie a commencé à publier et à utiliser le DIPRO comme taux de change pour calculer la valeur en pesos d'un bolivar. C'est ainsi qu'au lieu de continuer à remettre 4,55 pesos pour 1 bolivar, elle a commencé à remettre 287,93 pesos pour 1 bolivar (à ce moment-là, le taux de change peso-dollar était de 2.933,82 pesos pour 1 dollar US).
Si la BRC remet plus de pesos pour 1 bolivar en utilisant à présent le taux de change du DIPRO au lieu de celui du DICOM, comme on le voir sur l'image, cela stimule et augmente la possibilité d'acheter plus de pesos pour 1 bolivar et, par conséquent, de changer plus de dollars en pesos qui seraient payés sur la frontière à un taux de change aussi beaucoup plus fort (à partir de septembre et jusqu'en novembre 2016, il y a eu une escalade du taux de change illégal). C'est pour cette raison que la différence entre les 2 taux de change est passé de 1 en juillet 2016 à 101 en août pour atteindre en novembre 399. C'est à dire que chaque billet de 100 bolivars qui entrait en Colombie était multiplié par 399 pour ensuite commencer à nouveau un cycle de « bicyclette de change » comme nous l'expliquons plus loin.
A partir de septembre 2016, coïncidant avec la réouverture de la frontière entre la Colombie et le Venezuela qui avait été fermée pendant environ 1 an, la rapidité de sortie des billets de 100 bolivars du Venezuela vers la Banque de la République de Colombie a augmenté. Il y a eu 2 facteurs d'accélération :
l'escalade arbitraire du taux de change illégal qui a été manipulé et a augmenté de 296% entre août et décembre 2016
la décision de la BRC de commencer à utiliser le DIPRO comme taux officiel de change au lieu du DICOM et de remettre 287,93 pesos pour 1 bolivar au lieu de 4,55 pesos.
Ce ne doit pas être par hasard que cette sortie de plus en plus rapide des billets de 100 bolivars en septembre, octobre et novembre, à un moment où traditionnellement, on a besoin de plus d'argent en circulation à cause du paiement des bons de fin d'année, ait coïncidé avec un sabotage cybernétique qui a fait s'effondrer la plateforme de paiements électroniques de la banque un vendredi 2 décembre.
La Résolution 8/2000 a sans doute facilité ces mécanismes dans la mesure où elle permet la présence d'un intermédiaire, c'est à dire de cet individu B, patron du bureau de change sur la frontière qui se charge de recevoir le billet de 100 bolivars pour 110 pesos et de l'amener jusqu'à Bogotá pour recevoir 29.646 pesos. Plus grande est la différence entre le taux de change bolivar-peso sur la frontière et le taux de change de la BRC, plus forte est l'incitation pour l'individu B. Cependant, ce n'est pas ce qui détermine l'extraction des billets du Venezuela par la frontière. Imaginons une situation sans bureaux de change : l'individu A qui a initialement le billet de 100 bolivars se rendrait directement à la BRC acheter 29.646 pesos avec son billet de 100 bolivars.
A ce sujet, il faut signaler qu'avec la présence des bureaux de change sur la frontière et de la Résolution 8/2000, dans la mesure où la valeur du bolivar diminue par rapport au peso sur la frontière et dans la mesure où la BRC remet plus de pesos pour 1 bolivar, il sera plus intéressant pour l'individu B de se rendre de Cúcuta à Bogotá. C'est pourquoi la diminution vertigineuse du taux de change bolívar-peso sur la frontière (d'août 2012 à décembre 2016, il diminué de 99% en passant de 169,75 à 1,1 pesos pour 1 bolivar) n'est pas due au hasard. Ce que nous soulignons, c'est que cette valeur, comme le taux de change du marché illégal, a été arbitraire et manipulée de façon disproportionnée et a utilisé comme référence le taux de change illégal donné par des sites web. En d'autres termes, ce qu'on appelle le bolivar-Cúcuta sur la frontière est le résultat et non la cause du dólar today.
Il n'y a pas non plus de doutes sur le fait que la fermeture de la frontière rend plus difficile cette stratégie perverse contre le peuple vénézuélien pour le laisser sans argent liquide. Cependant, si nous considérons que c'est une mesure nécessaire, ce n’est pas non ce qui est déterminant.
Ce qui est déterminant, ce qui est à l'origine, et qui, en plus, est intentionnel, c'est que la soustraction des billets de 100 bolivars, la pénurie d'argent et les distorsions des transactions financières ont été une manipulation arbitraire et disproportionnée du taux de change sur la marché illégal. Plus grande est la brèche entre le taux de change officiel et le taux de change illégal, plus vite « la bicyclette de change » tourne. La cause du problème n'est pas qu'il existe un contrôle des changes mais qu'on manipule le taux illégal. Comme nous l'avons vu, avant août 2012, moment où a débuté la terrible manipulation de la valeur de la monnaie sur le marché illégal, cette brèche était minime. Un éclaircissement que nous apportons pour ceux qui considèrent la libération du marché des changes comme solution éventuelle à ce problème.
Pendant que j'écrivais cet article, j'ai appris la décision de l'Exécutif National de laisser en circulation les billets de 100 bolivars. Il a annoncé que suite à la collecte de tous les billets de 100 bolivars, environ 4 000 millions de ces billets entreront à la BCV, ce qui représente presque 70% du nombre total de billets qui devraient circuler (6 111,7). En outre, il a dit avoir le contrôle des billets qui se trouvent dans les coffres de la banque.
Cela peut s'interpréter de la façon suivante : sur les 3 000 millions de billets qui ne circulent pas, 1 000 millions ont fait leur apparition. Si la frontière a été fermée et par conséquent s'il ne s'agit pas de billets qui sont revenus au pays, nous pouvons dire que ces billets se trouvaient sur le territoire national ainsi que nous l'indiquons au début, c'est à dire très bien gardés pour en pas dire accaparés. Une activité qui ne peut être réalisée que par ceux qui ont la capacité de les garder, c'est à dire les banques.
En ce qui concerne les 2 000 autres millions de billets qui continuent à ne pas circuler, comme nous l'avons dit, ils sont restés à la BRC et peut-être par manque de place étant donné leur volume, ont-ils été envoyés dans des dépôts européens. La même quantité est en transit entre Cúcuta et Bogotá, c'est à dire aux mains de l'individu B, patron du bureau de change qui, en ne voulant pas payer le prix et en ne pouvant pas les vendre sur la frontière parce qu'elle est fermée, cherche, grâce au maire de Cúcuta, à les faire acheter par la BRC, comme c'est arrivé.
Ces billets de 100 bolivars qui après des tours et des détours sont restés à la Banque de la République de de Colombie pourraient être changés par cette banque à la Banque Centrale du Venezuela. Le problème est que cette opération soit accompagnée d'une bonne justification des raisons pour lesquelles plus de 2 000 millions de billets, c'est à dire 14% de l'argent des Vénézuéliens se trouvaient à Bogotá. Le plus probable est que cela ne se produira pas et que si cela se produit, ce sera pour une quantité minime justifiant qu'ils soient restés en transit.
Face à l'entrée en vigueur du nouveau cône monétaire, les mesures comme la fermeture de la frontière et l'exigence de l'abrogation de la Résolution 8/2000 peuvent contribuer à la résolution du problème mais ne sont pas suffisantes.
Nous insistons sur la nécessité impérieuse et urgente d'éliminer la manipulation du taux de change illégal qui est devenue l'arme principale de la guerre économique contre le peuple vénézuélien. Nous réaffirmons que les valeurs publiées de ce taux de change ne correspondent pas à la réalité, ne se basent pas sur l' économie et ne se basent pas non plus sur la valeur du bolivar sur la frontière avec la Colombie. Les variations du taux de change illégal manipulé répondent à des cycles politiques associés à des élections ou à d'autres situations politiques.
La diminution du taux de change sur le marché illégal que nous avons observée récemment n'est pas la conséquence de la mesure de démonétisation du billet de 100 bolivars. En fait, la tendance à la baisse a commencé quelques jours avant l'annonce de l'Exécutif. Au contraire, face à de nouvelles élections et étant donné les variations associées aux cycles politiques en plus des prophéties auto-accomplies des agents de l'opposition locale concernant l'inflation pour l'année 2017, on penserait plutôt avoir de nouvelles escalades du taux de change illégal l’année prochaine.
En tout cas, citant le discours d'Ernesto Che Guevara devant l'Organisation des Nations Unies en décembre 1964, nous pouvons dire : « On ne peut pas faire confiance à l'Impérialisme pas même un tout petit peu, en rien... »
*économiste vénézuélienne
NOTE de la traductrice:
1Taux de change sur la frontière
Source en espagnol :
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