Amérique Latine : A qui profite la corruption
par Amílcar Salas Oroño y Giordana García Sojo
La corruption, selon une enquête de Latinobarómetro 2017, est très présente dans la vie des pays latino-américains : elle est à la quatrième place des problèmes les plus importants mentionnés par les gens dans 18 pays de la région, et dans des cas particuliers comme le Brésil et la Colombie, à la première place.
L'évasion fiscale par l'envoi d'argent dans des paradis fiscaux est commune dans la région, les réseaux de pots-de-vin avec toutes sortes d'intermédiaires – du fonctionnaire de base aux présidents (souvenons-nous des enregistrements audios qui impliquent Michel Temer dans le paiement de contributions, par exemple) - des détournements directs et indirects envers les entreprises d'Etat, etc... Dans tous les pays, même avec des Gouvernements avec des politiques différentes, les cas de corruption sont fréquents. Cependant, on a l'habitude d'évoquer le problème en le mettant plus en avant quand il s'agit de Gouvernements progressistes ou de gauche en utilisant ainsi un problème systémique et historique de la région à des fins politiques particulières.
Ainsi, par exemple, le Gouvernement de Mauricio Macri – qui n'est pas au pouvoir depuis 3 ans – a plus de 50 fonctionnaires de sa coalition qui ont été l'objet d'une enquête, mis en examen ou inculpés pour des délits de divers niveaux et de différentes sortes en commençant par le président lui-même, la vice-présidente Michetti, les ministres Bullrich, Bergman, Dietrich, ou l'ex-ministre de l'Energie, Juan José Aranguren, dont l'incompatibilité avec le caractère public de la gestion publique a atteint des niveaux alarmants parce qu'il était, en même temps, actionnaire de la Shell.
D'autre part, au Venezuela, il plus de 60 fonctionnaires, parmi lesquels l'ex-ministre du Pétrole Eulogio Del Pino et Nelson Martínez, ex-président de PDVSA, accusés d'avoir fait des prêts sans autorisation de l'Etat, ont été arrêtés pour corruption.Dans les médias internationaux, on met en avant le cas du Venezuela alors que d'autres sont passés sous silence ou à peine évoqués.
Même dans un pays qui a l'habitude de se présenter comme un modèle par rapport à la corruption comme le Chili, une étude de Transparencia Internacional de 2017 - sur la base de témoignages – révèle que 22% des personnes interrogées affirment avoir déjà payé des pots-de-vin à un fonctionnaire public et que 78% pensent que la corruption est en augmentation dans le pays.
La banalisation de la corruption dans la vie quotidienne est l'un des éléments les plus utilisés à propos de ce phénomène. La « perception » de la corruption est cruciale : comment les citoyens comprennent qu'il ne s'agit pas seulement d'un phénomène étendu mais qu'elle augmente et qu'elle affecte la vie quotidienne dans toutes ses dimensions.
Le combat contre la corruption
Pour l'organisation Global Financial Integrity, l'Amérique Latine a perdu 3% de son PBI en fonds financiers illicites qui sont sortis chaque année de la région entre 2003 et 2012. En général, il s'agit d'un phénomène varié, avec différentes manifestations parallèles qui, en se reproduisant, renforce la formation économique et sociale sur laquelle s’assoit notre situation de dépendance.
La primarisation de l'économie latino-américaine et la subordination des pays du centre dans le domaine des institutions et des finances ont provoqué une dynamique de dépendance de souche coloniale en rapport avec le capitalisme néolibéral dans ses traits les plus caractéristiques : évasion fiscale, utilisation de ressources publiques à des fins privées, fuite de capitaux, extorsion de la part de fonctionnaires et exploitation des ressources naturelles. En ce sens, les principaux bénéficiaires de la corruption généralisée et banalisée en tant que « culture du Tiers-monde » ou « culture bananière » ont été les grands patrons.
Cependant, « le combat contre la corruption » n'a pas l'habitude d'être soutenu pour ses raisons systémiques et historiques. En général, on l'utilise comme stimulant pour des interventions contre des Gouvernements gênants ou en désaccord avec le statu quo. Ce sujet est très sensible parce qu'il affecte le quotidien et est installé dans la perception des citoyens, c'est pourquoi il sert souvent d'argument pour discréditer quelqu'un dans des campagnes de diabolisation et de destruction d'image. Il y a un remplacement de signifiants (surtout dans les campagnes électorales) qui fait que la corruption finit par être omniprésente pour les forces ou les Gouvernements néolibéraux.
Au sujet de ce dernier point, on ne peut pas ne pas considérer le « scandale Odebrecht » comme un moment charnière qui, certainement, révèlera beaucoup de questions géopolitiques d'envergure. Non seulement pour ce qu'il a représenté pour l'économie brésilienne mais pour les implications qu'il a – économiques et politiques – dans plusieurs pays de la région. L'effet Odebrecht « l'affaire la plus importante de pots-de-vin étrangers de l'histoire, » selon le Département de al Justice des Etats-Unis montre d'une façon de plus en plus évidente qu'il a été le principal facteur de la pire récession économique de l'histoire du Brésil. Il a aussi provoqué la naissance de nouvelles formes d'autorité comme celle du juge qui accuse de Lula Da Silva, Sergio Moro.
La corruption n'est pas un phénomène exclusif de al région. Selon le fonds Monétaire International (FMI), le coût annuel de la corruption atteint presque 2% du Produit Intérieur Brut (PBI) mondial. En 2016, la France a réformé une bonne partie de sa politique en la matière en prenant des positions qui ont place la discussion sur le combat mondial contre la corruption à un autre niveau de l'ordre du jour. Comme cela arrive souvent, certaines de ces lignes directrices françaises ont fini par faire partie des propositions de politique publique en Amérique Latine. En France, tout le « système anti-corruption » a été réformé et une Agence Anti-corruption a été créée avec un mécanisme de protection des dénonciateurs ainsi qu'une loi qui oblige les entreprises à « prévenir » la corruption et une autre loi qui crée une juridiction extra-territoriale, entre autres mesures emblématiques.
La tendance à renforcer un « système anti-corruption » basé sur la création d'agences a déjà été mise en application en Bolivie – à la manière d'un organe de coordination – et en Argentine – le Bureau Anti-corruption – légèrement différent de ce qui a été proposé au Mexique où on a donné la priorité à l'incorporation de la participation des citoyens et à la décentralisation, à des processus d'évaluation des clients, des fournisseurs et des intermédiaires, à des sanctions disciplinaires et à un système interne de contrôle des mesures mises en place.
L'idée des système anti-corruption est qu'ils puissent enregistrer les dénonciations faites par les citoyens pour faire naître une culture de l'intervention des citoyens dans le système pénal, ce qui n'est pas arrivé. Là, les choses le plus fréquemment dénoncées concernent l'acquisition de biens et de services et l'exécution de travaux publics, surtout par les Gouvernements locaux régionaux. 52% des dénonciations les concernent, 26% concernent les les Gouvernements régionaux et 22% concernent le Gouvernement national.
Le cas du Pérou est peut-être le plus scandaleux de ces derniers temps – ce sont précisément des scandales de corruption qui ont été la cause de la démission de son dernier président P.P. Kuczynski – mais c'est aussi un exemple intéressant d'un « système anti-corruption » avec des organismes et des fonctions clairement délimités. Cependant, ce n'est justement pas la confiance dans la lutte anti-corruption qui caractérise les Péruviens mais plutôt la déception. Ce qui est intéressant dans ce cas, c'est que, dans les grandes lignes, son diagramme de « système anti-corruption » a un schéma bien dessiné qui suit les recettes étrangères et est reproduit dans d'autres pays. Les composantes de son système :
-Commission Anti-corruption de Haut Niveau
-Inspection Générale de la République et organes de contrôle des institutions (système National de Contrôle)
-Procureurs spécialisés dans les délits de corruption des fonctionnaires
-Tribunaux pénaux nationaux et Cour Pénale Nationale spécialisés dans les délits de corruption (Pouvoir Judiciaire)
-Avoué Public spécialisés dans les délits de corruption (Ministère de la Justice et des Droits de l'Homme)
-Direction contre la Corruption (Dircocor) de la Police Nationale du Pérou.
-Institut National Pénitentiaire
-Unité de Renseignement Financier de la Surintendance de la Banque, des Assurances et AFP (SBS).
-Défenseur du Peuple.
Les pertes : le cas de la Colombie
La corruption provoque un détournement important de ressources, des chiffres qui ne peuvent pas être considérés comme secondaires dans les économies latino-américaines.
La Colombie est l'un des pays où les scandales de corruption ont marqué la politique et ont fait partie de tous les débats de la récente campagne électorale. Les détournements atteignent 50 billons de pesos par an. Voici les chiffres de base de la corruption selon les données fournies par Transparency International (section Colombie) :
50 billons de pesos par an représentent, selon l'Inspection Générale de la République, 1 billon de pesos par semaine et presque 4% du PIB annuel de la Colombie.
Selon l'Indice de Transparencia Nacional, élaboré par Transparencia Colombia, 14 de 85 entités publiques du pays sont considérées comme ayant un niveau « très élevé » ou « élevé » de risque de corruption. La Chambre des Représentants, le Sénat de la République, le Conseil Supérieur de la Magistrature et l'Armée Nationale sont les entités qui ont le risque le plus élevé.
Selon l'Indice de Transparencia Nacional, élaboré par Transparencia Colombia, les gouvernements qui ont le risque de corruption le plus élevé sont Chocó, Vaupés et Guainía, les municipalités sont Sincelejo, El Zulia et Leticia. Il est important de prévenir que, comme l'a observé Transparency International, les dénonciations des citoyens colombiens – et cela vaut aussi pour les autres pays de la région – concernent, en général, les niveaux subalternes de l’administration.
4, 91% des patrons pensent que certains d'entre eux donnent des pots-de-vin en traitant leurs affaires. D'autre part, il faut avertir que dans le patronat colombien, on considère le facteur corruption comme « quelque chose de négatif pour le dynamisme économique. » Selon une enquête du Forum Economique Mondial de 2015, 15,5% des membres de la direction perçoivent la corruption comme un obstacle à la réalisation d'affaires dans le pays. 38% des entreprises mettent en place des pratiques planifiées et périodiques pour prévenir la corruption.
La Colombie occupe la 90° place parmi les 176 pays qui ont le plus haut niveau de perception de la corruption dans les institutions publiques, selon Transparency Internacional. 2 foyers de corruption sont clairement identifiés : l'assignation du budget où les ressources destinées à l'investissement dans les régions sont remises lors de négociations privées à des fins politiques et l'administration publique qui, selon la Procureur Général de la Nation, est la cible de 81% liés à la corruption, au péculat et à la concussion.
La corruption comme héritage symbolique
Faire sien le discours du « combat contre la corruption » bien que dans le fond, ce soit tout le contraire, n'est pas une nouveauté inventée par les Gouvernements et les forces capitalistes néolibérales contemporaines. C'est une tradition. La dispute pour se placer comme « combattant contre la corruption » vient de l'époque des Gouvernements nationaux-populaires comme le péronisme en Argentine, Carlos Ibáñez au Chili, le cardénisme au Mexique, le varguisme au Brésil et ce qu'a impliqué l'arrivée du MNR au pouvoir en 1952, en Bolivie. A ce moment-là, la tâche politique des opposants élitistes était, précisément, de montrer les Gouvernements nationaux-populaires comme des « corrompus. »
C'est à partir de l'installation de ces qualificatifs – par la grâce des principaux médias de chaque pays et de l'aide de certaines ONG, de mobilisations de rues induites, etc … - que le néolibéralisme a pu brandir l'idée que la lutte contre la corruption est l'un des principaux argument qui rendent légitime. Cela leur permet d'avancer dans le remplacement de Gouvernements, soit par la voie électorale (comme en Argentine et en Equateur) soit grâce à un coup d'Etat parlementaire (comme au Paraguay et au Brésil).
Cependant, à partir de la publication des Panamá Papers/Wikileaks, la fragilité de ces qualificatifs et de ces opérations sociologiques ont commencé à être mise à nu. Il y a peu de doutes que les élites politiques néolibérales sont corrompues et qu'elles encouragent la corruption même si maintenant, elles ne peuvent plus esquiver les accusations qu, par leur propre poids, leur tombent dessus. De là la méfiance des citoyens envers P.P. Kuczynski ou Mauricio Macri, ou même le discrédit de certains Bureaux Anti-corruption comme l'argentin qui n'ont rien fait d'autre que minimiser les informations compromettantes concernant des membres du Gouvernement qui sont apparues ces derniers temps.
Conclusion : la corruption néolibérale et la corruption structurelle
Il existe une « corruption » utilisée comme argument pour renforcer les gouvernements et les forces politiques néolibérales et il y a, en même temps, une autre corruption (malheureusement moins idéologique) qui déforme les processus politiques et sociaux latino-américains.
Ce sujet demande un traitement sérieux, responsable, à la hauteur des circonstances d'une problématique singulière de présentation périphérique. Il faut l'aborder d'une façon opposée à celle qui a été utilisée au dernier Sommet des Amériques qui a eu lieu au Pérou en avril de cette année, où, bien que le sujet central ait été la corruption, aucun ordre du jour concret, viable et régional n'a été mis en place. Mieux encore, les efforts se sont concentrés sur l'idée d'une Cour Internationale Anti-corruption pour attaquer les pays progressistes.
La reproduction de conduites traditionnelles des élites coloniales, développementistes, et ensuite néolibérales ont été le bouillon de culture du renforcement de la corruption comme mal endémique dans la région. L'architecture institutionnelle qui s'est instituée comme recette – presque toujours étrangère – pour protéger ou résoudre la ruine du trésor public que provoque la corruption ne produit aucun effet : souvent, elle aggrave et embrouille les choses.
L’actualisation du problème, dans la rubrique du « combat contre la corruption » ne semble pas répondre à de vraies motivations pour résoudre la corruption structurelle mais être destiné à entraver des processus non alignés sur l'hégémonie politique. De cette façon, les actions qui peuvent être mises en œuvre pour combattre vraiment ce fléau ne se renforcent pas et ne portent pas de fruits.
Le néolibéralisme est le produit de la re-conception permanente de la dynamique d'exploitation qui existe, de fait, en Amérique Latine depuis l'époque de la colonie. Sa finalité réside dans le fait de garantir la condition périphérique de la région et dans la fourniture en matières premières qui en découle.
La sensibilité de ce sujet dans la perception des citoyens est utilisée parles médias pour installer l'ordre du jour de lutte contre la corruption alors que, dans les coulisses, les Gouvernements et les maîtres des grands capitaux organisent l'inefficacité de cette lutte.
Les résultats sont de plus en plus néolibéraux : discrédit de l'Etat en tant que garant de l'ordre et de la transparence, ouverture totale des entreprises et des finances et, par conséquent, plus de richesses pour l'élite transnationale.
traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos
Source en espagnol :
http://www.resumenlatinoamericano.org/2018/06/28/a-quien-conviene-la-corrupcion-en-america-latina/
URL de cet article :
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