Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Colombie : Derrière les récents massacres

2 Septembre 2020, 18:03pm

Publié par Bolivar Infos

 

Par Nathali Gómez

Le Gouvernement du président Iván Duque, selon le philosophe défenseur des Droits de l’Homme Andrés Camilo Rodríguez, est un « pont entre l’extrême-droite, les secteurs économiques et les mafias politiques. »

 

La vague de violence en Colombie a mis sur la table des sujets qui semblaient ces derniers temps appartenir au passé : les massacres, le para-militarisme et le déploiement de l’armée en réponse.

 

Même si au fond de la situation actuelle, se trouve l’Accord de paix signé entre l’Etat colombien et les défuntes forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) en 2016, le non-respect par le Gouvernement d’Iván Duque, de ce qui a été décidé est l’une des raisons qui expliquent la recrudescence de la violence et les assassinats de dirigeants sociaux, d’indigènes, de membres de la population afro et d’anciens combattants.

 

Ces dernières semaines, se sont produits des événements sanglants qui ont été qualifiés de « massacres » par les défenseurs des Droits de l’Homme alors que le Gouvernement les qualifie « d’homicides collectifs. » La mission des Nations Unies en Colombie a enregistré jusqu’à présent 33 massacres tandis que l’institut pour le développement de la paix (INDEPAZ) en enregistre jusqu’au 23 août 45 au cours desquels 182 personnes ont été assassinées.

 

Pour expliquer la structure complexe du para-militarisme et ses liens avec les violences qui se sont déroulées ces dernières années dans le pays, RT a interviewé Andrés Camilo Rodríguez, diplômé de philosophie, défenseur des Droits de l’Homme, membre du mouvement social et éditorialiste d’opinion de divers sites sur des sujets d’analyse politique.

 

  • Pourquoi pensez-vous que le Gouvernement préfère utiliser le terme « homicides collectifs » et non « massacres » ?

 

Le discours instauré récemment autour de la vague de violence dit « homicides collectifs. » Ce n’est rien d’autre que la négation par le Gouvernement d’une réalité difficile produite par la violence politique que vit la Colombie et qu’il ne veut pas reconnaître.

 

Au-delà du problème du langage qui est très important, au fond, il y a des problèmes récurrents dans l’environnement politique qui font peu à peu boule de neige : Duque s’est mal tiré de la croisade contre le Venezuela, la première période législative au Congrès a été désastreuse pour ses intérêts et le plan de développement a provoqué 2 grèves nationales, des scandales de corruption, il a des liens avec des criminels et une faible capacité de gestion publique.

 

En plus, sa politique étrangère est désastreuse : sa gestion de la pandémie a fait baisser son image à cause de la profonde crise sociale et le scandale Uribe, provoqué par les appels permanents à la justice contre lui, font partie de l’instabilité et de l’impossibilité de gouverner.

 

Derrière ce qu’on appelle « homicides collectifs » se trouve un réseau de crises que Duque affronte et il ne lui convient pas de permettre que le binôme violence-paix s’instaure dans l’opinion publique parce qu’il sait qu’il y perdrait beaucoup puisqu’il existe un courant de plus en plus important que réclame des changements dans le pays.

 

Duque est une espèce de pont entre l’extrême-droite, les secteurs économiques et les mafias politiques. Il est président mais ce n’est pas lui qui oriente stratégiquement le pays, c’est l’uribisme qui le fait, avec à sa tête Álvaro Uribe et son activité politique permanente au Congrès, dans l’opinion publique, face aux institutions et dans les différents secteurs sur lesquels il a de l’influence.

 

Pendant ces 6 dernières années, quand le thème « paix ou guerre » s’est instauré dans le débat public, la paix a gagné mais que la paix s’intègre dans l’ordre du jour politique ne convient pas au cercle qu’il représente. Il faut insister que le fait que ce sont des massacres et que le négationnisme pousse Duque à se situer de plus en plus du côté de ceux qui légitiment la guerre, de ceux qui préfèrent un projet autoritaire, de ceux qui détruisent les accords et de ceux qui renforcent la violence contre les Colombiens.

 

  • Dans les zones où se sont déroulés les massacres, les autorités locales ont demandé la présence de l’Etat et la réponse a été le déploiement de l’armée. Cette réponse est-elle la bonne ?

 

Cette réponse non seulement est mauvaise mais elle montre que les territoires qui ont été marqués historiquement par la violence, qui sont les régions périphériques du pays, ont besoin d’urgence de la présence de l’Etat, de la garantie des droits et du renforcement du développement de la production.   

 

La méthode de l’Etat semble avoir toujours été le déploiement de l’armée et cela prouve bien l’absence d’horizon démocratique autour du dialogue en tant qu’action positive destinée à résoudre les problèmes du pays. Cela a été une limitation permanente tout au long de l’histoire.

 

Il faut dépasser le conflit social, l’exclusion, la spoliation dans le pays.  De plus, le statut de violence créé tout au long de l’histoire dans le pays a fait du déploiement de l’armée et du récit sur la sécurité les seuls moyens de s’occuper du conflit politique, social et armé. Cela a provoqué un autoritarisme continuel des divers acteurs armés et de l’Etat contre les communautés.

 

Une compréhension démocratique et un dialogue sont urgents pour que les conflits soient surmontés et qu’on s’occupe des besoins des communautés en droits. La formule du déploiement de l’armée est un symptôme du refus d’une réalité sociale inégale et d’une profonde exclusion.

 

  • Les défenseurs des Droits de l’Homme signalent que certains massacres sont survenus dans des zones où l’armée était déployée. Pourquoi pensez-vous que cela est arrivé ?

 

On pourrait affirmer que les massacres et la crise humanitaire sont plus fréquents dans les zones où l’armée est le plus déployée parce que c’est là que se retranchent les divers acteurs armés. Cela peut être l’argument principal mais ajouté au fait que ces zones sont celles qui sont le plus oubliées socialement.

 

On ne peut pas perdre de vue que les assassinats systématiques de jeunes, de dirigeants et d’anciens combattants signataires de l’Accord de paix se déroulent aussi dans des centres urbains et il semble que ce soit de plus en plus fréquent. C’est pourquoi il faudrait analyser les niveaux de tension en matière de sécurité dans les régions où il y a le plus d’affrontements violents sans oublier les modes opératoires qui sont utilisés dans les grandes villes.

 

La raison de ces manifestations se trouve dans les transformations des modes opératoires des acteurs armés (paramilitaires, trafiquants de drogues, groupes de « nettoyage social » et mafias criminelles) qui ont des relations de plus en plus étroites avec les dynamiques de la société civile. Cela obéit essentiellement à l’intérêt d’augmenter le contrôle sur le territoire et sur la population aussi bien dans les régions oubliées que dans les centres urbains.

 

  • Quand on affirme que ces massacres sont la conséquence du non-respect de l’Accord de paix, que veut-on dire ?

 

L’Accord de paix a été un point d’inflexion dans l’histoire récente du pays avec de profondes conséquences politiques dont on n’a certainement pas encore pu prendre la mesure parce que nous sommes dans ce processus en tant que nation. Ainsi compris, sa mise en place doit être basée sur le dépassement des problèmes les plus profonds provoqués par l’absence de démocratie, les inégalités sociales et la violence politique.

 

Son non-respect structurel à cause de l’absence de l’Etat est l’une des conséquences du retour croissant de la violence systématique et des massacres. Il vaudrait la peine de souligner que la croissance de la vague de violence des dernières années survient, en outre, parce que les garanties de sécurité n’ont pas été données aux signataires de l’Accord de paix, parce qu’on ne s’est pas occupé socialement des régions dans lesquelles le conflit armé le plus aigu s’est déroulé ou se déroule et parce qu’on ne fait pas d’efforts pour démanteler  les structures paramilitaires et les mafias criminelles comme c’était prévu dans le texte de l’accord définitif. De plus, on refuse d’instaurer un dialogue pour une paix complète avec d’autres acteurs insurgés comme l’Armée de Libération Nationale (ELN) et ce qu’on appelle la « Nouvelle Marquetalia » qui est un groupe issu des anciennes FARC.

 

Il faudrait signaler un élément dont on parle peu mais qui est très important : l’Etat en soi s’est renforcé historiquement grâce à l’utilisation de la violence politique en tant que moyen d’accès au pouvoir et de soutien du pouvoir. Par conséquent, la construction de la paix et la mise en œuvre de l’Accord est une menace pour ses propres intérêts, c’est pourquoi les forces politiques traditionnelles ne sont pas du tout intéressées par sa mise en œuvre ni par les issues négociées aux conflits parce qu’elles demandent des transformations sociales et démocratiques qu’elles ne sont pas prêtes à faire. Autour de cette tension politique, il y a cette relation entre paix, violence et augmentation des massacres d’acteurs sociaux et de personnes ayant des projets de transformations.

 

  • Le Gouvernement affirme que la violence est le produit de différends territoriaux de la guérilla, de dissidences et du trafic de drogues. Pourquoi ne parle-t-il pas du para-militarisme ?

 

Le Gouvernement, ça ne l’intéresse pas de parler directement du para-militarisme à cause de ce négationnisme permanent autour du binôme entre guerre et paix. Il ne le fait pas parce qu’il a intérêt à faire considérer le para-militarisme comme un phénomène du passé, c’est-à-dire, à instaurer dans l’opinion publique l’idée qu’il s’est achevé pendant le processus de démobilisation de justice et paix sous le Gouvernement d’Uribe qui est devenu la « grand sauveur » autour en démantelant des groupes armés et  le para-militarisme, ce qui n’est pas vrai mais c’est l’effort principal qu’ils font dans l’opinion publique.

 

De plus, rendre responsables de la violence récente des acteurs proches ou alignés politiquement sur la droite et l’extrême-droite ne l’intéresse pas, par conséquent, ils en font le produit d’expressions opposées à ce qu’a été l’Etat en Colombie pendant ces dernières décennies car le discours fiable et évident qui attire l’attention sur les guérillas, les dissidences et le trafic de drogues n’est qu’une façade de la logique de l’ennemi intérieur qui continue à avoir cours dans le pays.

 

Le problème échappe de plus en plus à Duque et il lui est de plus en plus difficile de contrôler ce qui se passe. Ce qu’il faut, c’est qu’on reconnaisse qu’il y a le para-militarisme, qu’il y a dans le pays un retour de la violence systématique provoquée par ces forces proches des mafias politiques et coordonnées par celles-ci autour du cercle d’extrême-droite.

 

D’une façon ou d’une autre leurs actions, leurs réponses, leurs façons de parler à la nation avec peu d’autorité causent une vague d’indignation, réactive la mobilisation sociale et politique et la construction d’alternatives à la guerre en faveur de la justice, de la démocratie et de l’Etat de droit. Nous sommes à un moment très difficile, suite à une transition politique vers la paix qui a coûté et provoqué beaucoup de problèmes   mais qui, sans aucun doute, comme c’est arrivé dans d’autres parties du monde, est une transition qui demande à être conçue et pensée pour pouvoir surmonter la violence politique et pour que la Colombie puisse bouger et se coordonner avec le reste du monde. 

 

  • Pourriez-vous expliquer comment coexistent le para-militarisme et un Gouvernement qui ne le soutient pas publiquement ?  

 

Le para-militarisme est un phénomène très complexe à cause de ses étroites relations avec la vie du pays mais il faut le considérer dans ses différentes étapes. Sous le Gouvernement d’Uribe, sous celui de Juan Manuel Santos et sous celui de Duque, il s’est manifesté de façons différentes mais avec certains points communs. Parmi les points communs, on trouve essentiellement le para-militarisme en tant que stratégie anti-insurrection, en tant que récit politique de l’extrême-droite et en tant que façon de défendre le pouvoir de la terre et des grands intérêts économiques. C’est permanent et par conséquent dynamique.

 

Parmi les différences, il faut signaler ce qui suit : sous le Gouvernement d’Uribe, ces structures étaient reconnues en tant qu’acteurs politiques dans la vie du pays, c’est pourquoi il y a eu un accord de démobilisation raté. A cette époque-là aussi, le para-militarisme se caractérisait par le fait qu’il s’exprimait en permanence sur les problèmes du pays et sa relation avec l’ensemble de valeurs politiques d’extrême-droite était très évidente, à tel point qu’un personnage comme Salvatore Mancuso, reconnu comme chef paramilitaire, était au Congrès dans les 10 premières années du XXIe siècle.

 

Sous le Gouvernement de Santos, le para-militarisme n’était pas compris du tout comme un acteur politique mais comme un ensemble d’individus issus d’un processus de démobilisation qui devaient se déplacer vers la garantie de vérité, d’accession à la justice et de réparation aux victimes. C’était comme si on en avait eu fini avec le chapitre du para-militarisme mais en ne prêtant pas suffisamment attention aux conséquences d’une démobilisation ratée, ces groupes se sont recréés de plus en plus grâce à une relation étroite avec le monde du crime dans toutes ses manifestations et,  évidemment, avec la permanence de osn interaction avec l’univers du trafic de drogues.

 

Sous le Gouvernement de Duque, le para-militarisme redevient une manifestation politique, criminelle et militaire et à partir de là, il s’est structuré particulièrement pendant ces dernières années d’une façon de plus en plus globale sur le territoire national.

 

On pourrait dire que le para-militarisme s’est transformé et reconfiguré à tel point qu’il est difficile de le distinguer de l’activité des mafias politiques et criminelles. Duque en lui-même ne se caractérise pas par des liens étroits avec lui mais il est entouré de mafias politiques nationales et régionales qui ont des liens directs avec la promotion et le financement de structures paramilitaires illégales. Et cela amène à coexister, d’une façon ou d’une autre, dans le Gouvernement actuel, une légitimation publique et permanente du récit de la guerre et enfin du récit du para-militarisme en tant qu’instrument des secteurs d’extrême-droite, ce qui, finalement, est ce que représente ce Gouvernement.

 

Traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos

 

Source en espagnol : 

https://www.resumenlatinoamericano.org/2020/09/01/colombia-el-paramilitarismo-retorna-como-manifestacion-politica-criminal-y-militar-lo-que-hay-detras-de-las-recientes-masacres/

 

URL de cet article :

http://bolivarinfos.over-blog.com/2020/09/colombie-derriere-les-recents-massacres.html