Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Bolivie : La nécessité d’une autocritique ; être au pouvoir ne suffit pas, il faut aussi gagner le pouvoir populaire

30 Novembre 2020, 08:38am

Publié par Bolivar Infos

Par Aline Duarte

 

Bien que l’extrême droite et ses groupes paramilitaires aient tout fait pour l’éviter, Luis Arce Catacora a accédé à la Présidence et Evo Morales est revenu dans son pays, mettant fin à son exil.

Après une année de profonde crise économique, politique et sociale provoquée par le coup d’Etat et un gouvernement de fait caractérisé par sa violence répressive, son racisme et sa corruption, le peuple bolivien a de nouveau un gouvernement démocratiquement élu. Partant de là, des pistes sont tracées, des débats ouverts et des propositions d’actions faites dans l’objectif de relancer et de renforcer ce qu’on appelle le “Processus de Changement” démarré en 2006 avec l’arrivée de Morales à la Présidence.

Cependant, malgré l’écrasant score de 55,11% obtenu dans les urnes lors des dernières élections du 18 octobre, il importe de souligner que la Bolivie ne respire pas des vents de continuité mais plutôt de transformation. La résistance, les organisations et les mouvements sociaux se sont réoxygénés, renouvelés et renforcés après le massacre de dizaines de personnes, les persécutions politiques et l’exil forcé de bien d’autres, y compris du Président Evo Morales lui-même.

 Mais bien qu’Evo, son ex-Cabinet, le Mouvement vers le Socialisme (MAS) et le peuple en général soient revenus au Palais du Gouvernement la tête haute et avec le soutien de millions de personnes, l’autocritique est la carte majeure dont dispose le MAS pour avancer. C’est aussi la leçon la plus importante à offrir à la région et aux processus d’émancipation populaire pour surmonter les défis ce qui semble être une deuxième vague progressiste dans la région latino-américaine.

L’autocritique et le pouvoir populaire

Le MAS, ou formellement le MAS-IPSP (Instrument Politique pour la Souveraineté des Peuples) revient au pouvoir et doit relever un défi majeur, celui de revenir aux origines de ce qu’à l’étranger on pense être un parti politique, mais que sur le plan interne on préfère appeler “instrument politique”. Ce dernier se reconfigure aujourd’hui pour re-exercer  le pouvoir tout en formant des cadres, pour rattraper les retards laissés par le putschisme ainsi que les erreurs passées du processus de changement.

“Nous avons besoin d’un instrument qui nous permette de lutter pour la révolution et pour le pouvoir (…). Nous savons ce que nous ne voulons pas : le racisme, les oligarques, l’exclusion ; nous devons construire un socialisme communautaire avec le peuple et nous devons continuer à lutter pour y arriver”, dit le sociologue Juan Carlos Pinto Quintanilla, ex-chargé de la formation citoyenne sous la Vice-Présidence de l’Etat Plurinational, lors d’un entretien avec l’auteure de cet article à La Paz après les élections présidentielles qui ont donné la victoire au binôme Arce-Choquehuanca.

Un thème récurrent de la conversation a été la nécessité de l’autocritique et de la reconnaissance des erreurs qui ont permis que le Coup d’Etat ait lieu malgré la solidité apparente des institutions, le rôle du peuple étant fondamental dans cette analyse.

Être au gouvernement ne suffit pas

“Nous avons besoin non seulement de la détermination des gens pour soutenir ce processus, mais aussi de leur re politisation. Cela signifie que les dirigeants doivent être renouvelés pour cette double tâche et doivent rester en alerte car nous avons toujours cru qu’être au gouvernement était suffisant en soi. Or nous avons pu constater qu’il ne suffisait pas de construire des infrastructures si n’existe pas une conscience forte des gens de ce qu’ils ont à défendre, et pour avoir ce sentiment d’avoir à défendre quelque chose, ils doivent avoir une vision claire de l’horizon politique sur lequel nous devons travailler et que nous devons définir ensemble.

C’est pourquoi nous mettons en avant le thème du pouvoir populaire comme axe essentiel à construire, car il ne suffit pas seulement d’être au gouvernement. Il nous faut réfléchir à la manière de décentraliser le pouvoir pour qu’il soit réellement entre les mains du peuple”.

Les difficultés qu’il y aura à affronter sont évidentes.

 

Le Mouvement vers le Socialisme n’est pas apparu comme un parti, une pluralité de positions politiques y étant présentes qui, si elles ont contribué à la victoire, à la genèse et au développement du Processus de Changement, “en étant justement si diverses a généré une faiblesse du fait d’avoir omis de mettre en place un axe commun de discussion”, selon Pinto Quintanilla. “Tous ont participé mais chacun selon sa propre perspective, selon sa propre vision de la construction d’un monde alternatif au néolibéralisme, mais parfois cette construction n’a pas été suffisante dans ce gouvernement progressiste que nous avons eu. Les axes retenus s’en tenaient au marché capitaliste et à la satisfaction des besoins de base de la population, sans aller au-delà des frontières du capitalisme”, souligne Pinto Quintanilla.

America Maceda Llanque, qui fait partie du Féminisme Communautaire Abya Yala, est d’accord sur ces ambiguïtés : “L’autocritique est ce que nous avons de mieux à proposer”, ajoutant “qu’il s’agit d’être critiques et autocritiques dans ce processus de changement, car même si les conditions matérielles d’existence de la population se sont améliorées, cela ne s’est pas accompagné d’un processus de formation politique, de conscientisation, d’auto conscientisation et d’autocritique. Et ces erreurs, nous les avons aussi fait payer au peuple bolivien”.

Il faut souligner que même si la Bolivie a été l’un des pays qui présentait la croissance économique la plus élevée de la région durant la dernière décennie (croissance annuelle du PIB de 4,9% entre 2006 et 2009), des militants et militantes du MAS, en parcourant les rues de La Paz, se sont rendus à l’évidence que la croissance et le développement économique (dont l’un des artisans a été précisément Luis Arce) n’ont pas été suffisants pour soutenir un processus qui a cédé avec une relative facilité devant le coup d’Etat.

Un leader communautaire au pouvoir et les effets d’une démobilisation

Déchiffrer avec une précision scientifique et au bistouri ce qui a permis un coup d’Etat de cette amplitude en Bolivie n’est pas tâche facile. Cependant, America Macedo évoque certains facteurs qui ont pu entrer en jeu : la démobilisation des mouvements sociaux, la bureaucratisation et même la droitisation de certains secteurs au sein du gouvernement.

“Ces 14 années ont vu les organisations sociales se démobiliser, malgré une histoire et une mémoire de lutte syndicale et organisationnelle très fortes en Bolivie, tout particulièrement une lutte contre ceux qui détenaient le pouvoir et représentaient la classe sociale dominante, une classe politique qui s’accordait à une réalité coloniale, capitaliste et constituait l’élite du pays dont quelques-uns gouvernaient en excluant la majeure partie de la population indigène originaire paysanne.

L’Etat, le pouvoir, étaient notre ennemi physique (…), tu pouvais identifier physiquement ton ennemi, c’était celui qui accaparait le pouvoir”, explique Maceda. “Mais quand l’un des nôtres, un frère, un dirigeant cocalero, un dirigeant indigène paysan, un indigène originaire arrive à la Présidence par le biais d’un processus démocratique, d’une révolution démocratique et culturelle comme nous l’avons qualifiée, alors l’ennemi n’est plus présent physiquement et nous le perdons de vue. Nous nous sommes démobilisés alors que l’ennemi était toujours là : le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme existaient toujours mais nous ne pouvions plus l’identifier physiquement”.

Et elle ajoute “tu ne pouvais plus organiser une mobilisation contre ton compagnon et frère Président, tu ne pouvais plus faire une marche de protestation ce qui a aussi contribué à la bureaucratisation des organisations sociales”.

Un an après le coup d’Etat, les erreurs et les critiques du scenario qui l’a précédé et qui le suivra ouvrent une nouvelle discussion autour des tâches et des défis auxquels il s’agit de faire face après des élections qui ont apporté une victoire écrasante au MAS.

“Les révolutions, ce sont nous, les peuples organisés, qui les faisons”

“La tâche des organisations sociales est de continuer à approfondir le processus de changement, de continuer à donner nos mandats et à dire au gouvernement qu’il reste un compagnon et un ami, qu’il a fait ce qu’il devait faire et que c’est maintenant à notre tour d’assumer cela. Si le gouvernement en tant que tel s’est bureaucratisé et droitisé à un moment donné en menant des politiques qui étaient en contradiction avec ce que requérait le bien vivre –des erreurs ayant été commises-, la population, les organisations sociales, les mouvements sociaux ; de leur côté, se sont engouffrés dans cette logique de vouloir participer au gouvernement, alors que notre tâche fondamentale, pour ce qui nous concerne nous les femmes du moins, était de mener une révolution démocratique et culturelle , voie que nous avons choisie dans le cadre du processus de changement bolivien, parce que nous savons bien que ce ne sont pas les gouvernements qui font les révolutions mais nous les peuples, les peuples organisés”.

D’après cette analyse, être un “mouvement de mouvements” qui conquiert le pouvoir populaire constitue le plus grand des défis.

Les autres facteurs clés

Mais n’oublions pas deux autres facteurs souvent laissés de côté surtout par ceux qui ont adopté un agenda anticapitaliste, anti-impérialiste, antifasciste et pour la défense de la vie sous diverses latitudes du monde, et dont ils doivent pourtant tenir compte.

En premier lieu, il y a la solidarité internationale. La nécessité flagrante de rétablir la présence d’organisations internationales et régionales comme l’ALBA et l’UNASUR, désarticulées par des gouvernements de droite de la région qui de leur côté se sont réorganisés en fonction de l’ingérence et de l’interventionnisme d’organismes comme l’OEA ou le Groupe de Lima.

 Le fait qu’il ait fallu que le Mexique prenne une position nette et sans failles durant le coup d’Etat en Bolivie et qu’une Argentine arrivée au pouvoir depuis peu ait négocié la sortie d’Evo Morales du territoire national en jouant un rôle de médiateur devrait déclencher toutes les alertes en montrant qu’en l’absence d’organisation internationaliste, le démantèlement des acquis progressistes par les forces fascistes et impérialistes est bien plus facile.

Mais cette solidarité internationale n’a pas seulement joué au niveau gouvernemental : elle a aussi montré que les pressions exercées dans les ambassades, dans des débats, les prises de position et les campagnes sur les réseaux sociaux ont permis d’une part la visibilisation du coup d’Etat, d’autre part d’agir sur des organismes et des gouvernements qui avaient orchestré ou légitimé les atrocités du gouvernement de fait de Jeanine Anez.

Le deuxième facteur, et non des moindres, a été la presse qui s’est refusée à qualifier le coup d’Etat de démission, et qui, malgré le silence des médias internationaux, a contesté les narratives imposées par les grands médias corporatifs et les organismes internationaux qui se sont fait les porte-parole des intérêts de l’oligarchie.

Tandis que le gouvernement de fait se hâtait de retirer de l’antenne des médias internationaux comme Telesur et RT, et de fermer des stations de télévision et de radio tout en imposant une nouvelle ligne éditoriale aux organes d’information, les réseaux sociaux ont réussi à rompre ce blocus médiatique. Des médias comme Kawsachun Coca et sa version anglaise Kawsachun News, autofinancés par les Fédérations des Tropiques de Cochabamba, ont poursuivi leur activité en dépit du blocus.

 

Les risques de l’après-coup d’Etat

En réaction au coup d’Etat, les risques, surtout évoqués sur les réseaux sociaux, que l’Administration Arce-Choquehuanca devienne un gouvernement réactionnaire comme celui de Lenin Moreno en Equateur, ont aussitôt provoqué les rires de ceux qui étaient monté sur les barricades.

Que ce soit au sein du MAS, dans les rues ou parmi ses militants, une telle crainte ne semble pas exister. Le processus de changement tente de se décentraliser. Le MAS peut compter d’une part sur ses dirigeants, et d’autre part sur des bases mobilisées.

Cependant, des risques existent bien. Des groupes d’extrême droite sont toujours actifs et organisés. Ils ont tenté de neutraliser la victoire populaire à coups de prières, de menaces, de blocages et/ou au moyen des armes, et de s’agripper à un coup d’Etat pourtant clairement vaincu.   C’est en brandissant des symboles nazis et avec des discours de haine que le Comité civique de Santa Cruz et la Jeunesse Cochala ont pris la tête de la défense du coup d’Etat, assurant sans aucune preuve, comme il y a un an, qu’une fraude avait été orchestrée le 18 octobre dernier. Et bien que le Tribunal Suprême Electoral, l’Organisation des Etats Américains et jusqu’au Département d’Etat des Etats-Unis leur opposent un démenti formel, ils s’entêtent à clamer qu’il y eu des irrégularités électorales.

Les actions de ces groupes d’extrême droite ne se réduisent pas à des déclarations, des blocages ou des prières : pendant la nuit du 5 novembre, c’est-à-dire une semaine après les élections, un attentat à l’explosif dont les auteurs matériels et intellectuels n’ont toujours pas été identifiés, a été commis au siège de campagne du MAS à La Paz alors que s’y trouvait le candidat élu, Luis Arce.

En finir avec l’impunité dont jouissent ces groupes paramilitaires devait aussi faire partie de l’agenda du Gouvernement entrant.

Post-scriptum pour le présent et l’avenir

A son retour en Bolivie le 9 novembre dernier, Evo Morales a résumé devant des centaines de personnes venues l’accueillir à la frontière entre l’Argentine et la Bolivie les objectifs immédiats à atteindre : “nous allons continuer le travail entrepris. Il nous incombe à présent de soutenir le Président Lucho, à défendre notre Processus de Changement. La Droite est bien vivante et ne dort pas. L’Empire lorgne toujours sur nos ressources naturelles ; avec l’expérience que nous avons faite, le temps de nous lamenter sans nous organiser est révolu. Comme nous l’avons toujours fait, nous allons mettre en place de nouveaux programmes sociaux, de nouvelles politiques économiques, nous allons redresser notre économie avec Lucho, une économie essentiellement au bénéfice de la population la plus vulnérable”.

Bien que le coup d’Etat ait été vaincu, il nous reste à combattre ses effets aussi bien au sein des forces armées que dans une société qui a été frappée de plein fouet socialement et économiquement. Il ne restera plus ensuite qu’à renverser les obstacles érigés par une démocratie bourgeoise pour empêcher le développement et la consolidation du pouvoir populaire, du socialisme communautaire, de ce qu’on nomme le Bien Vivre, le Sumak Kawsay (en quechua) ou le Suma Quamana (en aymara).

Il nous faudra former des dirigeants qui commandent tout en obéissant, qui soient à la hauteur d’une société conscientisée et portant à fleur de peau les blessures infligées par le fascisme.

Une restructuration des médias au service de l’émancipation des peuples doit être entreprise.

 La solidarité internationaliste doit être renforcée tant au niveau gouvernemental qu’à celui des militants et mise au service de la Vie et de cet autre monde possible qui se profile.

Voilà quelques-unes des tâches restant aujourd’hui à accomplir par la Bolivie, qui a donné un exemple historique de dignité au monde entier.

Si tous ceux qui militent en faveur de la vie et d’un autre monde possible, que ce soit au niveau de la presse, des universités, des quartiers, des usines, des organisations et des mouvements sociaux, des communes et sur tous les fronts à l’intérieur comme en dehors des institutions, ne se rappellent pas des erreurs, des critiques, des paroles et des leçons de ceux qui ont vaincu le fascisme en plein XXIème siècle, ne soyons pas surpris si l’extrême droite revient parmi nous sous un nouveau visage faire couler le sang, semer la mort et le désespoir.

 

Traduction Frédérique Buhl pour Bolivar Infos

Publié initialement par le Council on Hemisferic Affairs (COHA) le 11 novembre 2020

Source en espagnol :

https://www.coha.org/bolivia-y-la-autocritica-necesaria-no-basta-con-tener-el-gobierno-hay-que-tener-el-poder-popular/

URL de cet article :

http://bolivarinfos.over-blog.com/2020/11/bolivie-la-necessite-d-une-autocritique-etre-au-pouvoir-ne-suffit-pas-il-faut-aussi-gagner-le-pouvoir-populaire.html