Brésil : L’extrême-droite perd mais la gauche a un long chemin à parcourir
Par Lúcio Centeno
Le camp progressiste et le processus de renouvellement de la direction ont obtenu de petites réussites.
Au milieu d’un nouveau cycle d’expansion de l’épidémie de coronavirus, en novembre, se sont déroulés les 2 tours des élections municipales au Brésil. Cette élection a été entourée de nombreuses attentes puisque c’était la première à avoir lieu sous le présidence de Bolsonaro, 2 ans après son arrivée au pouvoir.
Ce texte était à l’origine une contribution au débat sur l’équilibre politique dans cette élection et un premier effort pour identifier les perspectives qui s’ouvrent aux groupes politiques en compétition.
Les élections municipales concernent les maires et les conseillers municipaux des 5 570 municipalités du pays et ont une dynamique très différente de celle des élections présidentielles. Par conséquent, il faut faire très attention lorsqu’on évalue l’impact de ces élections sur la succession présidentielle. La logique politique de la plupart des municipalités ne répond pas à l’affrontement des forces au niveau national.
En même temps, le débat politique entre les candidats lors des élections municipales se caractérise par des sujets locaux et a peu de rapport avec ce qui se passe dans le pays en général. Cependant, il est évident que dans ce processus, il y a des forces vaincues et des forces victorieuses. Il sert d’indicateur de la corrélation des forces politiques même s’il n’y a pas toujours une transposition mécanique du scénario des élections municipales dans les élections présidentielles.
Un moment politique
Avant de faire le bilan des résultats, il faut évoquer le moment politique dans lequel se déroulent ces élections. En quelques mots étant donné que ceci n’est pas le sujet de cet article, nous dirons que ces élections se sont déroulées à un moment où le Gouvernement de Bolsonaro était déstabilisé. Après la grave crise politique du premier semestre qui correspond au début de la pandémie, et a rendu imaginable un procès politique contre lui, il a réussi à rétablir les conditions qui lui permettaient de gouverner.
Cette stabilisation s’explique par 2 phénomènes :
Le rétablissement de la popularité du Gouvernement au niveau qu’elle avait avant la pandémie grâce à l’attribution d’une aide d’urgence (une contribution mensuelle d’environ 115 $ étasuniens pour les familles à faibles revenus) qui lui a permis d’atteindre une partie de l’électorat qui ne lui était pas favorable.
Le changement de tactique de Bolsonaro qui rompt , dans l’immédiat, avec la rupture des institutions pour s’orienter de plus en vers un coup d’Etat dont la première étape est un accommodement. congrès et Pouvoir Judiciaire.
Affirmer que cette phase est une phase de stabilité ne signifie pas sous-estimer les reculs qu’affronte déjà Bolsonaro. avec la réduction de moitié des aides d’urgence ces derniers mois, la popularité du Gouvernement dans les capitales a déjà commencé à baisser, et baissera de plus en plus s’il en renouvelle pas les aides l’année prochaine. En même temps, la situation économique du pays est très critique, le chômage bat des records et la rebond de l’épidémie peut rendre encore plus difficile l’activité économique.
Si ces tendances se maintiennent, il y aura une tendance croissante au mécontentement dans la population en 2021. Malgré cette situation, le camp progressiste n’a pas réussi à se renforcer en tant que chef de l’opposition au Gouvernement de Bolsonaro. De nombreux facteurs expliquent cette situation mais le principal est qu’il a été impossible d’organiser des mobilisations contre les mesures du Gouvernement en 2019 et impossible de produire des luttes de masses en 2020 à cause de la pandémie.
Caractéristiques du domaine politique
Dans cette situation, il faut identifier les camps politiques en concurrence. Il y a 3 camps politiques bien définis :
Le camp des bolsonaristes, composé par des forces politiques dispersées dans diverses tendances (Républicains, PSL, Patriota, PSC, PRTB) mais liés par leur soutien au Gouvernement de Bolsonaro et alignés idéologiquement sur le projet politique d’extrême-droite.
Le camp progressiste constitué par des forces politiques de gauche et de centre-gauche (PT, PC do B, PSOL, PDT, PSB, REDE), qui ont soutenu la candidature de Haddad au second tour des élections de 2018.
La droite traditionnelle qui rassemble les forces politiques de droite et de centre-droite (PSDB, DEM, MDB, Ciudadanía) qui ont été vaincues par Bolsonaro au premier tour de 2018.
En plus de ces 3 camps, il existe un groupe de partis opportunistes connus au Brésil comme “Centrão” (PSD, PP, PTB, Pode, Avante, PL, PROS). Ce bloc de partis n’a aucun projet politique, c’est pourquoi on ne le considère pas comme un « camp. » Il se glisse dans des associations avec d’autres camps selon ce qui leur convient politiquement. Ils se sont déjà alliés, au niveau national, avec les Gouvernements du PSDB de FHC, du PT de Lula et aujourd’hui, ils sont la base de soutien au Gouvernement de Bolsonaro. En même temps, ce bloc de partis fait partie de la base de soutien aux gouvernements des états dirigés par des partis progressistes. Ainsi, la principale caractéristique de cet agrégat n’est pas une conception politique mais les relations opportunistes qu’il établit.
Bilan des résultats
Pour analyser ces résultats, nous utiliseront les données de ce qu’on appelle le “G-96”, un groupe de 96 villes de plus de 200 000 électeurs. Le cadre du “G-96” permet d’identifier les forces dominantes dans les principaux centres politiques et économiques du pays en laissant au second plan les élections dans les petites et moyennes municipalités qui ont une dynamique très particulière, généralement déconnectée de la logique de l’action nationale et des camps politiques. La référence pour évaluer ces élections sera les élections municipales de 2016. Evidemment, il faut aussi tenir compte des critères politiques pour faire un bilan plus complet.
Il faut dire que le groupe qui a eu le plus de succès à ces élections est le “Centrão”. En 2016, ce bloc n’avait obtenu que 15 préfectures parmi les 96 villes les plus importantes. En 2020, “Centrão” a pratiquement doublé son score en obtenant 29 villes. Cette réussite s’explique par le caractère gluant de ce bloc qui s’adapte à toute circonstance politique pour bien se placer. Même s’il existe depuis longtemps des partis opportunistes au Brésil, le fait d’agir en bloc, de faire des accords politiques ensemble est assez récent et a démontré son efficacité.
Le traditionnel Campo da Direita a obtenu une victoire politique bien que ses chiffres aient baissés. Des 57 grandes villes qu’il avait obtenues en 2016, il est passé à 45. Parmi cet ensemble de forces, c’est le PSDB qui a été le plus affecté en perdant 12 villes mais ce camp gérera les collèges électoraux les plus importants du pays (São Paulo, Río de Janeiro et Salvador) en plus d’avoir gagné des capitales très importantes (Porto Alegre, Florianópolis, Curitiba, Goiânia). Ce bon développement de la droite traditionnelle a été interprété par les médias patronaux qui jouent en sa faveur comme une « option vers le centre dans la polarisation entre bosonaristes et PT. » Mais c’est une conclusion a minima.
Le développement de la droite traditionnelle ainsi que celui du “Centrão” est plus directement en relations avec l’inclinaison situationniste de l’électeur. Dans cette élection, on a enregistré le taux de réélection des maires le plus faible des dernières élections. Ce phénomène peut s’expliquer éventuellement par l’’impact de la pandémie sue 2 choses :
La première est que les mairies ont gagné beaucoup de visibilité avec la crise sanitaire. Cela a relevé la popularité des maires actuels à l’exception de celle de ceux qui se sont montrés incapables de répondre aux besoins provoqués par cette situation.
Le second aspect est que la politique de désengagement social a affecté fortement les candidats de l’opposition qui ont eu plus de mal à agir et à démolir leurs opposants dans une campagne sans activités de rue. Et ce sont le “Centrão” et la droite traditionnelle qui occupaient déjà les mairies dans l’immense majorité des villes qui ont profité de cette situation.
Le « camp progressiste » était figé. Il avait gagné 13 mairies en 2016 et a fait de mêm cette année. Du point de vue politique, il semblait reprendre souffle à la fin du premier tour quand plusieurs villes importantes étaient en jeu mais les défaites qui ont suivi au second tour ont démontré que la « diabolisation de al gauche » continue à être efficace dans les élections.
Même si le milieu politique est beaucoup moins hostile à la gauche en 2020 qu’en 2018 et en 2016, l’anti-PTisme » (qui retombe sur le groupe de partis de gauche) continue d’être un facteur de déséquilibre dans la compétition. Dans cette situation, plus que les idées progressistes, ce sont les représentants politiques de la gauche qui sont attaqués dans un processus de démolition de la légitimité des représentants de ces partis. De sorte que le débat politique sort du domaine rationnel de l’affrontement des idées et des propositions pour entrer sur le terrain des sentiments en mobilisant la haine politique d’une partie de la population.
Un autre facteur important pour expliquer ce développement limité du camp progressiste est la politique d’alliances qui s’est établie au second tour. Dans les villes où la gauche n’a pas participé au second tour, les organisations progressistes ont apporté leur soutien aux candidats de la droite traditionnelle comme à Río de Janeiro, où un candidat du camp Bolsonaro était en lice.
Quand il y a eu affrontement au second tour entre le camp progressiste et le camp de la droite traditionnelle, il y a eu un soutien visible des forces bolsonaristes pour plus de candidatures de droite aux élections. Mais quand, dans la phase finale de l’élection, les candidats progressistes étaient opposés bolsonaristes, le camp de la droite traditionnelle s’est divisé et a donné la plupart du temps son soutien à l’extrême-droite. On peut trouver des exemples de cette situation dans les élections à Belém-PA et Vitória-ES.
Bien qu’il ne soit sorti victorieux de ces élections, le camp progressiste a eu quelques petits succès. Le plus important d’entre eux est la renouvellement de la direciton politique de la gauche. Guilherme Boulos (PSOL), Manuela D’Avila (PC do B) et Marília Arraes (PT), bien que vaincus, ont su apporter de l’oxygène à la gauche en menant des campagnes terriblement émouvantes qui ont attiré une grande partie des jeunes. Cette relève des générations de gauche s’est également manifestée dans les mairies où il y a eu une augmentation importante de candidats jeunes, noirs, femmes et transsexuels.
Enfin, le « camp Bolsonaro » est celui qui a eu la plus grosse défaite de ces élections. Même s’il ya. eu une augmentation de l’expression du bolsonarisme dans les élections, ça a été un résultat très fragile par rapport à la vague d’extrême-droite qui s’était abattue sur le pays en 2018. Le projet d’extrême-droite est passé de 2 villes importantes à 5. En analysant d’autres variables comme le nombre de voix ou le nombre de conseillers élus, on peut dire que le résultat a été plus favorable du point de vue du nombre. Cependant, du point de vue politique, c’est uen défaite indubitable, reconnue même par ses plus fidèles partisans.
Les candidats soutenus par le président ont fait naufrage dans la plupart des capitales et même ceux qui ont réussi à atteindre le second tour dans leur stratégie de campagne ont occulté leurs relations avec Bolsonaro. On peut en conclure qu’en peu de temps, le courant néo-fasciste qui semblait extrêmement solide a perdu de l’intensité mais ce résultat n’est la condamnation à mort du bolsonarisme. Il ne s’agit que des élections, il ne faut pas induire de cette fragilité aux élections que le Gouvernement de Bolsonaro ou le bolsonarisme sont vaincus.
Perspectives d’avenir
Etant donné cet équilibre, on peut imaginer certaines perspectives pour la prochaine période. La première concerne les élections présidentielles de 2022 dans lesquelles nous devons éviter tout transfert mécanique des élections municipales. Cela signifie que ni Bolsonaro ni le PT ne seront hors de la compétition et que la droite traditionnelle n’est pas considérée comme favorite pour ces élections. Bolsonaro continue à être celui qui a leplus de chances d’être au second tour parce qu’il est le maître de la machine du Gouvernement fédéral et parce qu’il aune base sociale idéologiquement engagée envers son projet indépendamment de la catastrophe économique qui pourrait survenir.
Le PT continue à être le parti de gauche le plus important, le plus représentatif au niveau national, avec la structure de parti la plus importante et le plus apprécié du peuple. Ces conditions lui confèrent des avantages dans le camp progressiste mais il n’est pas du tout certain que ce camp soit représenté au second tour. Enfin, la droite traditionnelle, malgré son développement, a encore du mal à construire l’unité autour d’un candidat compétitif. João Dória (actuel gouverneur de São Paulo) est le principal représentant de ce camp pour 2022.
Mais n’est pas du tout apprécié dans son état d’origine et reste inconnu dans le Brésil profond. Le présentateur de télévision Luciano Huck, de Rede Globo, serait beaucoup plus compétitif étant donné qu’il peut récupérer les voix d’une partie de l’électorat de “Lula”. Mais il est pratiquement écarté que le PSDB cède la tête de liste. Si ce camp se divise en 2 ou 3 appareils, il sera difficile de surmonter les appareils dans le camp progressiste. Ce ne sera pas un problème simple.
Une autre perspective qui se renforce à partir de ce résultat des élections est celle d’uen transition dans le système departis. Depuis les années 90, le système de partis, au Brésil, s’est structuré autour de 2 pôles politiques bien définis : le PSDB et le PT. Ce n’est pas un hasard s’ils ont été des légendes qui ont polarisé la lutte politique du pays aux élections présidentielles. Le PSDB et le PT non seulement ont dirigé la compétition électorale entre 1994 et 2014 mais pendant qu’ils gouvernaient pendant cette période, ils échangeaient leur position : tandis que l’un dirigeait la Gouvernement, l’autre dirigeait l’opposition.
Mais cette structure departis qui a organisé le conflit politique au Brésil a implosé en 2016 à cause de l’affaire Lava-Jato. L’opération politique orchestrée en triangulation entre des secteurs du pouvoir judiciaire, le Ministère Public et les médias et destinée à démolir le PT et à rendre possible le coup d’Etat contre Dilma Rousseff, en est arrivé à atteindre les piliers du système brésilien de partis.
Sur les 18 grandes mairies que le PT a gagnées, en 2016, il en avait obtenue 1. En 2018, aux élections présidentielles, c’est le tour du pilier droit détruit du cadre du système de partis mal en point. Le PSDB subit sa plus grosse défaite et ne va pas au second tour avec le faible développement de la candidature de Geraldo Alckmin qui termine les élections avec 5% des voix, le pire score de l’histoire du parti.
Ces élections municipales renforcent uen nouvelle configuration du cadre institutionnel du pays. Il n’y a plus de place pour le « bipartisme brésilien » : le PT et le PSDB ne sont plus les pôles qui structurent la lutte politique du pays. Cela signifie-t-il qu’ils soient morts ? Evidemment non. Ils continuent à être deux puissantes machines électorales avec des extensions, des cadres et des activistes sur tout le territoire national et on n’écarte pas la possibilité qu’ils polarisent l’élection de 2022.
Mais il faut dire que ces 2 légendes ne dominent déjà plus leur camp politique de la même façon qu’auparavant. Il existe une tendance vers une corrélation des forces plus équilibrée. Par conséquent, il est en train de se produire une transition dans le cadre politique du pays qui passe d’une dynamique bipolaire à une situation de multipolarité.
La troisième chose que les indicateurs de ces élections font apparaître, c’est que le processus de rétablissement du camp progressiste ne se fera pas à court terme. Le secodn tour a mis en évidence le fait que le spectre de « l’anticommunisme » continue à rôder au Brésil, avec moins d’intensité qu’avant mais qu’il est toujours capable d’être décisif dans des compétitions équilibrées. Les affrontements à São Paulo, Recife, Porto Alegre, Vitória sont des exemples de la survie de ce phénomène. Cette hypothèse est basée sur l’idée que les défaites aux élections de 2016 et de 2018 n’ontpas été seulement des défaites électorales, elles ont été des défaites idéologiques pour le camp progressiste.
Par conséquent, le problème ne sera pas résolu en 2022 seulement avec de « nouveaux dirigeants, » un « bon discours de campagne » ou avec le « renforcement de la présence sur les réseaux sociaux. » Revenir sur cette défaite demande de construire une stragtégie destinée à disputer l’hégémonie dans la société en combinant la lutte idéologique, institutionnelle et de masse. Une stratégie qui est guidée par l’unité des forces progressistes dans la rue et dans les urnes.
(Lúcio Centeno est membre de la Consulta Popular)
Source: Brasil de Fato
traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos
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