Colombie : En route vers la guerre civile ?
Le Parisien © Fournis par Le Parisien Le Parisien
Un déluge de tirs, des hurlements de terreur, des fumigènes dans la nuit, un homme qui s’effondre sur le trottoir après le passage d’un groupe de policiers à moto, une mère soulevant le linceul de fortune qui recouvre le cadavre de son fils sur le trottoir… les images de guerre de ces dernières 48 heures dans Cali, troisième ville de la Colombie par sa population, laissent sans voix. Ciudad Bolivar, au sud de la capitale, a également connu des scènes similaires dans la nuit de mardi à mercredi.
Depuis le 28 avril, des millions de Colombiens sont descendus dans les rues, de la plus petite ville aux grandes métropoles pour protester contre la réforme fiscale dont le président Iván Duque a finalement annoncé le retrait.
A certains endroits, les camions ont bloqué les entrées des villes, les taxis ont paralysé les centres, des paysans se sont joints au mouvement, par exemple ceux qui craignent la reprise des fumigations de culture de coca dans la région du Catatumbo, véritable écocide. Alirio Morales, ex-combattant des Farc signataire des accords de paix qui vit dans une zone rurale au sud de la métropole, constate les conséquences du blocage des routes : « L’essence se fait rare et l’approvisionnement en certaines denrées alimentaires également. Les organisations sociales essaient de créer un corridor d’approvisionnement d’urgence. »
Des policiers en civils
Le sénateur de gauche Iván Cepeda, bête noire de l’ex-président Alvaro Uribe Vélez, dont les démêlés dans le cadre d’une affaire d’usage de faux et de subornation de témoins avaient eu pour conséquence d’envoyer l’ex-mandataire en détention à domicile quelques mois l’année dernière, l’a reconnu dans une déclaration au Parisien : « A Cali cela a été plus dur qu’ailleurs. Les gens de quartiers populaires, les étudiants, les syndicats, les mouvements indigènes se sont mobilisés partout mais en particulier dans tout le sud-ouest du pays. Et face à cela, il y a eu une réaction très violente. »
« Au départ, les manifestations étaient pacifiques » a confié au Parisien Paola, une artiste colombienne vivant en France venue rendre visite à sa famille. « Mais des groupes de casseurs sont arrivés vendredi dernier vers 11 heures et ont commis des dommages à la mairie et ailleurs, et à partir de là, ça a dégénéré. »
« Aux vandales, délinquants et dissidents de groupes armés démobilisés, se sont ajoutés des individus qui œuvrent pour la police », nous a assuré Iván Cepeda, recoupant ainsi des témoignages récoltés à Cali faisant état « de policiers agissant en civil pour créer plus de confusion et de violence » afin de justifier une intervention musclée.
Dans l'ouest de Cali, à Siloé, des scènes de guerre terrifient les habitants de ce quartier pauvre où les nuits de combats se succèdent. Dans l'ouest de Cali, à Siloé, des scènes de guerre terrifient les habitants de ce quartier pauvre où les nuits de combats se succèdent.
Estiven Ospina, un leader social de la commune 20 de Cali, à Siloé, un quartier pauvre où se déroulent de véritables scènes de guerre, a raconté à notre journal comment « la police est arrivée et a tiré, commettant un massacre, parmi les morts, un lycéen. Des hélicoptères étaient présents. Pourtant, il n’y avait pas d’affrontements. La commune a été militarisée, mais nous n’avons vu personne de la mairie. Nous nous sentons abandonnés. »
Víctor Hugo Jhonson, un autre leader social de la commune 6 nous a assuré avoir « manifesté en musique, en danse, avant d’essuyer des tirs. Trois jeunes ont été tués, une femme âgée, des blessés qu’on ne compte plus. Il y a aussi des policiers blessés. La ville est dans le chaos total. »
Yeiderman Cortés, photographe de presse, nous a confié de son côté que « lundi, la police a tiré dans le secteur de la Luna contre des manifestants dans l’après-midi. Et comme les riverains aidaient les blessés, les forces de l’ordre ont envoyé des gaz lacrymogènes pour les dissuader. Cela a généré de la panique. Plus tard, dans la nuit, la police a envoyé des rafales de tirs à droite à gauche avant de disparaître. On a même trouvé des grenades. »
De jour comme de nuit, police et militaires interviennent violemment. © Fournis par Le Parisien De jour comme de nuit, police et militaires interviennent violemment.
L’ONG Movice (Mouvement national des victimes de crimes d’Etat), qui dénonce une « action disproportionnée et criminelle de la police nationale et des forces anti-émeute » en réponse à l’indignation publique, et un « déploiement militaire scandaleux avec des chars et des armes comme s’il s’agissait de combattre contre une autre armée » déplore une censure avec le blocage de son site internet. Plusieurs témoins sur place ont assuré à notre journal que les réseaux téléphoniques et Internet font l’objet de coupures.
Crack : délogés aux tirs de mortiers
« Cette nuit (NDLR : de mardi à mercredi) a été pire que la veille » a affirmé au Parisien Angel Marin, 21 ans, qui participe aux manifestations à Cali, « et il y a eu de nouveaux morts. La veille, Javier, l’un de mes camarades s’est fait tirer dessus par la police qui l’a embarqué ensuite. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Et il est difficile pour les blessés de se faire soigner dans les hôpitaux sous peine de se faire arrêter par la police qui y est présente. »
Le SOS à la communauté européenne
Au sujet du nombre de victimes, la confusion est totale. « Mardi, le journal Qu’Hubo parlait de 22 morts, mais sur les réseaux sociaux, il est question de beaucoup plus de personnes assassinées » a rapporté à notre journal l’avocat pénaliste et ex-procureur Elmer Montaña. Pour lui, « le gouvernement et le procureur cachent le nombre de morts, de blessés et de disparus. Cali se retrouve dans un scénario de guerre par la faute de la police, qui, avec le prétexte de contrôler les infiltrés dans les manifs, a commis un des pires bains de sang de notre histoire récente. »
Avant d’implorer « la solidarité de l’extérieur, de l’Europe. » Un avis partagé par Jefferson Ospina, journaliste à Cali, qui dépeint une « ville dans laquelle la population civile est systématiquement attaquée par les forces de l’État armées, face à une population civile qui jette des pierres. Les médias de mon pays cachent beaucoup de choses. »
En France, des représentants du parti de la Colombie humaine de Gustavo Petro, arrivé second aux dernières élections présidentielles, qui soutient les manifestations et diverses associations des droits de l’homme ont rédigé un texte déjà signé par une poignée de députés, à l’attention du président Emmanuel Macron, pour demander « au gouvernement Français d’interpeller le président Ivan Duque pour garantir l’application des accords de paix, ainsi que sur l’utilisation des fonds destinés à cet effet. » Une action est également prévue au consulat de Colombie à Paris. Esperanza, originaire de Cali, mais qui vit depuis plus de 20 ans en France « se sent si impuissante… ». Gustavo Bolivar, numéro 2 de la Colombie Humaine l’assure : « les dictateurs tomberont ».
Les tweets de l’ex-président Uribe, mentor de l’actuel président Duque, font parfois polémique au point d’être censurés par le réseau social. Dans l’un d’eux, il a demandé que la force militaire fasse usage des armes au début de la crise. Lundi, il appelait à résister à la « révolution moléculaire dissipée », pour la droite colombienne, des manifestants sans coordination centralisée difficiles à appréhender avec l’épouvantail brandi de l’effondrement du système tout entier.
« Cette théorie néonazie arrivée tout droit du Chili envisage la mobilisation comme ayant pour objectif d’affaiblir l’Etat de droit », explique Iván Cepeda. « Tout cela pour justifier l’utilisation de la force de la part de la police. Couper l’électricité publique de quartiers, comme cela s’est fait en divers endroits du pays, envoyer la force armée et déloger les jeunes, disperser des gaz lacrymogènes, faire disparaître des gens…. Il y a aussi eu des viols, des tortures. C’est du terrorisme d’Etat », assure le défenseur des droits de l’Homme qui est certain de la stratégie de la droite colombienne.
« Il s’agit de provoquer un effondrement de la très précaire démocratie que nous avons, d’amener le pays vers une violence maximale avant les futures élections présidentielles de 2022 pour générer une sensation d’insécurité chez les Colombiens et le besoin de l’intervention d’une « main de fer » comme le slogan qui avait amené Uribe au pouvoir il y a près de 20 ans. »
Les inégalités et la pauvreté, racines du conflit
Si la réforme fiscale a été retirée, de nouvelles manifestations sont attendues. Mardi, un communiqué de la Commission de la Vérité, émanation des accords de paix de 2016 entre le gouvernement et les Farc, invitait les manifestants à poursuivre pacifiquement « leur action légitime contre la pauvreté, les inégalités, la faim, le chômage et l’exclusion ».
Fabio Cardozo Montealegre, Conseiller de paix du département du Valle del Cauca (Cali) pendant plus de 10 ans a confié au Parisien : « La pandémie a frappé encore plus fort les plus démunis des pays pauvres. Le ressentiment s’est accentué. La droite colombienne, de façon habile, a toujours fait croire que le problème était les guérillas, alors que c’est cette situation d’inégalités, de pauvreté, qui a créé la situation dans laquelle nous nous trouvons. »
La prochaine réforme du système de santé rajoute un motif de colère contre une population exprimant son « sentiment d’indignation contre l’uribisme » jugé responsable de cette situation, en particulier chez les jeunes.
Le conflit est parti pour durer.