La CIA adopte une idéologie de gauche
Par Michael Tracey
Dans une vidéo de marketing hallucinante publiée pour la première fois le 25 mars mais qui était passée inaperçue pendant quelques jours, la CIA soutient avec enthousiasme plusieurs principes clefs de ce qui est devenu indiscutablement une construction idéologique et rhétorique hégémonique de la gauche libérale :
« Je suis une femme de couleur, » proclame triomphalement l'actrice de la vidéo, un officier de la CIA sans nom. « Je suis une femme cisgenre à qui on a diagnostiqué un trouble de l'anxiété généralisé. Je suis inter-sectorielle mais mon existence n'est pas un exercice de marque de cases. »
Et elle poursuit : « J'ai l'habitude de lutter contre le syndrome de l'imposteur. Mais à 36 ans, je refuse d'intérioriser des idées patriarcales erronées sur ce que peut ou doit être une femme. Je suis fatiguée de sentir que je dois m'excuser pour l'espace que j'occupe. »
La vidéo est un tour des tropes1 et des extravagances le plus souvent associées à « l'idéologie Woke » contemporaine comme :
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la référence à la doctrine de « l'inter-sectorialité. » Peut-être la prémisse opérationnelle principale de l'idéologie qui signifie qu'une large gamme d'oppressions basées sur l'identité « se croisent » et doit être annulée.
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L'emploi du terme « cisgenre » qui prétend signifier l'inclusion par la CIA des personnes sans norme de genre, c'est à dire les transgenres.
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La dénonciation du « patriarcat, » l'un des systèmes d'oppression basé sur l'identité le plus détesté.
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La fierté étrange que suppose le diagnostic d'une maladie mentale comme si il s'agissait d'un autre trait d'identité qu'il faut publier et accepter au lieu d'être une souffrance épuisante qu'il faut soigner.
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L'utilisation, à présent omniprésente, du substantif « espace » pour parler non d'un lieu physique mais de la force métaphysique imprécise qu'on exerce soi-disant dans la vie... ou de quelque chose comme ça. (« Connais ta valeur. Domine ton espace, » ajoute la femme.)
L'idéologie Woke2 » est un terme vague et sans réalité pour un ensemble de croyances et de pratiques. Les adeptes de cette idéologie ont l'habitude de nier qu'une telle chose existe mais tous ceux qui ne vivent pas dans une caverne savent à peu près ce que signifie ce terme, reconnaissent le style rhétorique dans lequel on s'exprime et comprennent immédiatement que cette vidéo est une instance de celle-ci. De la même façon qu'on peut identifier des instances du « communisme » ou du « libertarisme » malgré les perpétuels débats sur la définition précise de ces idéologies.
Bien que la vidéo ait été produite par la CIA, elle aurait pu facilement être produite par n'importe quelle entreprise de la liste Fortune 500 ou par une organisation activiste financée par une fondation qui lisent toutes plus ou moins le même scénario.
La vidéo de la CIA est, en réalité, un épisode d'une série intitulée « Les humains de la CIA, » un titre qui cherche sans doute à rappeler la mode des «Humans of New York » sur les réseaux sociaux, une série dans laquelle les citoyens ordinaires s'humanisent grâce à des histoires mièvres et émouvantes. Ce que la CIA a tenté de faire avec cette série.
Une autre vidéo de « Les humains de la CIA, » présente un homme qui raconte son changement de genre ainsi : « Ayant grandi en étant gay dans une petite ville du sud, j'ai eu la chance d'avoir une famille merveilleuse et qui m'acceptait. J'ai toujours lutté avec l'idée de ne pas pouvoir parler de ma vie personnelle au travail. Imaginez ma surprise quand, lorsque j'ai prêté serment à la CIA, j'a aperçu un arc-en-ciel sur le cordon du directeur de l'époque Brennan. »
« L'inclusion est une valeur fondamentale ici, » continue l'Homme qui a grandi Gay. « Les fonctionnaires, de la direction à la base, s'efforcent de garantir que toute personne – quel que soit son genre, son identité de genre, sa race, son handicap ou son orientation sexuelle – puisse mettre tout son être dans le travail chaque jour. »
Le fait est que John Brennan, le directeur de la CIA sous le Gouvernement de Barack Obama ( et acteur de la saga Trump/Russie provoquée par la CIA ) apparaît dans ces 2 vidéos comme un homme qui cherche à garantir que les agents de la CIA « puissent amener leur moi complet au travail chaque jour » au lieu d'une partie seulement de leur moi comme de rares extrémités. Il est là, souriant, avec la femme latino comme symbole de l'engagement de la direction de la CIA envers l'équité et l'inclusion. Il fait aussi une guest star de l'une des successeurs de Brennan, Gina Haspel, dont la nomination avait été annoncée par le Gouvernement Trump comme une victoire pour « l'augmentation du pouvoir des femmes. » Evidemment, il n'y a rien de partisan dans la nouvelle et passionnée dévotion de l'Agence pour ces valeurs concernant l'identité !
Bien qu'il soit possible que le zèle du département de marketing de la CIA pour adopter ce jargon s'intensifie avec le début d'un nouveau gouvernement démocrate, le schéma des relations publiques semble être antérieur à l'arrivée au pouvoir de Joe Biden. Le 4 janvier 2021 a été publiée une vidéo sur laquelle un autre agent anonyme fait la promotion de son expérience en tant que « chef de la stratégie de la corporation et de l'éducation à la diversité et à l'inclusion » comme une merveilleuse préparation à une carrière à la CIA.
On a peine à imaginer Donald Trump autorisant personnellement une telle campagne de marketing (bien que qui sait?). En tout cas, le rôle de la CIA dans l'activisme politique de la gauche libérale a atteint un certain niveau de croissance sous la présidence de Trump. Brennan a été particulièrement important dans le lancement du récit disant que Trump avait « été en collusion » avec le Gouvernement russe dans la subversion de la démocratie étasunienne et ce récit est devenu un point de fixation furieux de la gauche libérale en partie à cause de l'agitation constante de Brennan sur Twitter et de sa position dans les médias corporatifs.
( A ceux qui nient que des segments de « la gauche » soient impliqués dans le récit concernant Trump et la Russie : s'il vous plaît, jetez un coup d'œil aux organisations qui ont patronné les meetings en défense du Conseiller Spécial Robert Mueller en 2017 et 2018. En font partie le Parti des Familles de Travailleurs, les Démocrates Progressistes d'Amérique, le Peuple pour le mode de vie étasunien, les Invisibles et d'autres. Ce n'était pas seulement des « libéraux » ou des « centristes » insipides qui faisaient cela.)
Par conséquent, la dernière ouverture rhétorique de la CIA pourrait se comprendre comme une poursuite de la tendance sur laquelle les attributions de la CIA s'alignent de plus en plus ainsi que les attributions du complexe de la gauche libérale sans but lucratif et les activistes financés par des fondations. Ce n'est souvent pas une coïncidence si les ex-agents de la CIA constituent une part importante des nouveaux membres du Parti Démocrate alors que celui-ci a obtenu le contrôle de la Chambre des Représentants en 2018.
Chaque fois qu'ils affrontent la réalité qui montre que leurs styles rhétoriques ont été imités dans tous les centres du pouvoir du pays, y compris maintenant dans la Communauté du Renseignement, les activistes et les journalistes de gauche doivent nier furieusement toute culpabilité. Ils insisteront sur le fait que la décision de la CIA de se déclarer institutionnellement comme une source « d'inter-sectorialité » est une fausse et cynique cooptation.
Mais il ne s'agit pas tant d'une « cooptation » que d'une évolution naturelle des impératifs de l'idéologie Woke. La CIA peut adopter facilement quelque chose qui s'approche d'une attitude « intersectorielle » envers les oppressions raciales, de genre et d’identité de genre et poursuivre sa mission ordinaire. En effet, l'adoption de cette rhétorique pourrait améliorer sa mission en renforçant son cachet culturel intérieur. Supposons que John Brennan croie vraiment à la doctrine de inter-sectorialité – ce qu'on ne peut pas écarter définitivement – et qu'il croie réellement que la CIA peut aider à mettre en œuvre ses objectifs. Et alors, quoi ?
Affirmer qu'il existe une discontinuité entre la nouvelle popularité universelle de ces concepts et l'activisme de la gauche n'a pas de sens. Existe-t-il une croyance de gauche plus puissante en circulation en ce moment que celle des oppressions « intersectorielles » et de leur influence omniprésente et définissante dans la vie étasunienne ? Tout ce que fait la CIA, c'est signaler son désir de participer au projet idéologique de démantèlement de ces soi-disant oppressions. D'une certaine façon, il s'agit d'une véritable victoire pour la gauche activiste dont les croyances gagent des adeptes à une vitesse vertigineuse, probablement jamais aussi rapide que l'année dernière.
Mais au lieu de se demander pourquoi le paradigme rhétorique et idéologique qu'ils ont promu implacablement entre si facilement dans les institutions les plus puissantes du pays, des banques de Wall Street aux monopoles des grandes technologies et à la CIA, les activistes de gauche et les journalistes ont l'habitude de changer de sujet avec arrogance. Après avoir commenté la vidéo «Woke CIA» hier, sur Twitter, le dirigeant radical de Rage Against the Machine, Tom Morello, est sorti du néant pour m'accuser de nier les « maux » des actions passées de la CIA comme les assassinats et les coups d'Etat et d'agir comme si le « véritable problème » avec la CIA était sa pratique récurrente de distribution de ce qu'on appelle « les pamphlets woke. »
En ce moment même, je suis en train de lire un livre très révélateur (ce n'est pas un pamphlet) qui détaille les nombreuses transgressions brutales de la CIA, en grande partie oubliées, comme une mission secrète de 1958 qui s'est achevée par le bombardement d'un marché et d'une église sur l'île d'Ambon, Indonesie, qui a emporté des civils. Celui qui n'est pas familiarisé avec cela et avec d'autres chapitres de l'histoire de la CIA devrait « s'instruire » et parfois cela aide à comprendre ce que le guitariste de gauche audacieusement subversif ne comprend évidemment pas : que « l'idéologie woke » est parfaitement compatible avec les attributions institutionnelles de la CIA pour renforcer encore plus son propre pouvoir.
Cette histoire rend doublement absurde le fait que les libéraux (et même plus tacitement les gens de gauche) aient été aussi tolérants avec les interventions de la CIA dans les affaires politiques du pays parce que ses objectifs politiques à court terme (interdire à Trump de se représenter et le destituer) se sont alignés. Maintenant, ils semblent plus fâchés avec ceux qui signalent l'absurdité évidente de cette tactique de marketing de la CIA qu'avec la tactique elle-même. Peut-être parce qu'ils ont été les principaux créateurs des conditions politiques dans lesquelles l'adoption de ces tactiques est considérée comme astucieuse.
(L'été dernier, Morello a déclaré être un grand admirateur de « White Fragility », de Robin DiAngelo, l'un des pires livres jamais écrits et l'une des sources principales des préceptes insensés « antiracistes » qui ont été adoptés dans toute l'Amérique du Nord corporative. Ainsi, cela donne une idée d'où ça vient.)
Les libéraux et les gens de gauche doivent nier constamment le fait que leurs croyances, leur esthétique et leurs codes d'expression sont devenus hégémoniques parce que se poser comme assiégés et nobles étrangers est essentiel pour leur auto-concept. Comme me l'a dit quelqu'un sur Twitter: « Mon opinion est que la CIA a observé les croyances qui sortent des écoles de l'élite et a décidé qu'ils doivent se présenter ainsi devant elle. » Bon... oui.
A beaucoup de gens, il ne semble ni intéressant ni digne de commentaire que les prescriptions idéologiques et les formulations rhétoriques, auparavant reléguées en grande mesure à Tumbir3 et à d'obscurs cercles d'enseignants, aient émigré vers les plus hauts niveaux de l'appareil de renseignement étasunien depuis quelques années. Qu'ils se sentent libres de continuer à pousser des cris sur le vide en ligne alors que d'autres tentent d'évaluer de façon critique ce phénomène qui bouleverse la culture.
Michael Tracey est un journaliste étasunien qui se concentre sur l'analyse et le commentaire politique des Etats-Unis avec un livre sur la façon dont la psyché collective des élites politiques et médiatiques étasuniennes a été déformée par la rupture épistémique sismique pendant l'ère Donald Trump qui sera publié en 2022.
A l'origine, cet article a été publié sur le blog de Michael Tracey le 4 mai 2021, la traduction pour Mission Vérité a été faite par José Aponte.
traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos
NOTES de la traductrice:
1Trope : figure de rhétorique visant à détourner le sens d'un mot ou d'une expression.
2« woke » : littéralement « consciente »
3Tumblr a été conçu de façon à simplifier au maximum l'expérience de blogage. Vous pouvez publier tout ce que voulez : des textes, des photos, des GIF, des liens, des blagues vaseuses, des blagues sérieuses, des pistes Spotify, des MP3, des vidéos, des choses indescriptibles... Tumblr, c'est 500 millions de blogs sur tous les sujets possibles et imaginables. (https://www.tumblr.com/?language=fr_FR)
Source en espagnol :
URL de cet article :
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