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Esprit Critique: Changer le monde et se changer soi-même : Entre « merde » et « immondices ».

30 Mai 2022, 17:33pm

Publié par Bolivar Infos

 

Par Geraldina Colotti

 

On sait que Marx et Engels détestaient la cupidité et l’hypocrisie typique de la tradition bourgeoise. On sait aussi qu’ils les considéraient comme un mal nécessaire, une circonstance qu’on ne peut attribuer moralement à un seul individu. Dans la préface de la première édition du Capital , c’est très clair. « Je ne peins pas du tout en rose les figures du capitaliste et du propriétaire terrien », admet Marx. Mais ensuite il précise : « Il est ici question de personnes uniquement dans la mesure où elles sont la personnification de catégories économiques, l’incarnation de certaines relations et de certains intérêts de classe ».

 

Autrement dit, du point de vue « qui conçoit l’évolution de la formation économique de la société comme un processus historique naturel » (le point de vue adopté dans Le Capital), il n’y avait aucun sens à « rendre responsable l’individu des relations dont il est socialement le produit ».

 

Cet avertissement a servi à souligner le caractère scientifique de l’analyse à laquelle l’auteur avait soumis les mécanismes économiques de la société contemporaine. De plus, il n’est épargné au lecteur aucun détail sur l’atrocité du mode de production capitaliste, né de la conquête, de la soumission, du vol, et alimenté chaque jours par l’impitoyable tendance à générer un maximum de profits au prix de la vie et de la santé des travailleurs. 

 

Le caractère scientifique du Capital n’enlève rien au fait que, dans la lutte des classes, les capitalistes et ses représentants politiques deviennent des ennemis : des adversaires à battre et inévitablement, à mépriser. Dans ce contexte, les émotions, les croyances et les idéaux passeront clairement au premier plan. 

 

Ce n’est pas par hasard si, en critiquant certains intellectuels qui avaient rejoint la jeune social-démocratie allemande et qui appelaient à la modération face aux lois anti-socialistes promulguées par Bismarck un an auparavant, Marx et Engels ont écrit en 1879: « Lorsque de tels éléments provenant d’autres classes sociales rejoignent le mouvement prolétarien, la première condition qui doit être exigée est qu’ils n’apportent avec eux aucun vestige des préjugés bourgeois ou petit-bourgeois, etc., et qu’ils adoptent sans réserve la perspective prolétarienne ». 

 

Les fondateurs du socialisme scientifique s’intéressaient beaucoup à ce qu’ils appelèrent dans le même texte, la « détermination prolétarienne ». C’était une « détermination » qui, en y regardant de plus prés, trouvait ses racines dans le communisme « rude » que Marx rencontra très vite dans le Paris des années 1840. La rudesse, comme nous le savons, a dû être dépassée. Mais pas la recherche de l’unité, l’altruisme et l’abnégation totale pour la cause commune. 

 

L’élément supérieur de civilisation que le mouvement prolétarien porte en lui-même, y compris à l’origine, n’avait pas échappé à Marx. Dans les Manuscrits économico-philosofiques de 1844, les réunions des ouvriers français sont décrites avec une admiration qui fait encore réfléchir aujourd’hui : « La fraternité des hommes n’est pas qu’une simple phrase pour eux, mais bien une vérité, et la noblesse de l’homme brille sur les visages endurcis par le travail ».

 

La cupidité et l’hypocrisie. Individualisme et compétitivité. Dans l’Idéologie allemande, tous ces concepts se retrouvent dans ces deux puissantes métaphores : high Scheiße et high Dreck, « vieille merde » et « vieilles immondices ». Pour que la « vieille merde » ne resurgisse pas, disent Marx et Engels, le communisme doit émerger dans des conditions qui empêchent la généralisation de la misère, à partir de laquelle apparaît le besoin et qui provoque le conflit pour obtenir le nécessaire. 

 

D’un autre côté ils écrivent plus loin, « la révolution n’est pas seulement nécessaire parce que la classe dominante ne peut être mise à bas d’aucune autre façon, elle l’est aussi parce que la classe qui la met à bas ne peut triompher dans une révolution qu’en se défaisant de toutes les vieilles immondices et en devenant capable de fonder la société sur de nouvelles bases ».

 

Des hypothèses objectives et un mouvement concret sont nécessaires. Sur le plan de l’histoire universelle c’est à peu prés la même chose. Au niveau de l’histoire concrète, les deux éléments forment une dialectique compliquée qui s’est avérée épuisante et à bien des égards, dramatique. 

 

Prenons Lénine. Il est clair pour lui que la transformation sociale initiée par les bolcheviques a lieu dans des conditions de retard et de siège impérialiste. Il se moque donc de tout utopisme. Il rit de l’idée « de pouvoir construire une société communiste avec des mains propres de communistes purs, qui doivent naître et s’éduquer dans une société communiste pure ». Ce sont « des contes pour enfants », s’exclama-t-il en 1919. « Il faut construire le communisme avec les décombres du capitalisme, dit-il au 8ème congrès du parti, et seule une classe modérée peut y arriver ».

 

Lorsqu’il parlait de morale et d’éthique, Lénine était très sec. Jeune homme, il avait partagé de façon provocante l’avis de Werner Sombart, selon qui « dans le marxisme lui-même, du début à la fin, il n’y a pas une once d’éthique ». 

 

En tant qu’homme mûr et meneur d’une révolution en cours, en s’adressant aux jeunes en 1920, il réitéra le même concept dans d’autres termes : « Notre éthique est totalement soumise aux intérêts de la lutte des classes du prolétariat. Notre éthique surgit des intérêts de la lutte des classes du prolétariat ».

 

Nous ne nous attarderons pas ici sur les conséquences tragiques que cette éthique de lutte implique inévitablement pour la conscience individuelle. Le pré-marxiste Lukács l’a déjà abordé dans de magnifiques et fascinants essais. Et le Che s’est définitivement prononcé à ce sujet, en soulignant d’un côté  que « le vrai révolutionnaire est guidé par un grand sentiment d’amour », et en rappelant de l’autre que la présence même d’amour dans la panoplie humaine du communiste devient la source « de l’un des plus grands drames du dirigeant, qui doit combiner un esprit passionné et une tête froide, et doit savoir prendre les décisions les plus douloureuses sans sourciller ».

 

Mais le point qui nous intéresse est tout autre. C’est le point implicite dans la révolution, pour revenir à l’Idéologie allemande, de la « transformation massive » des hommes et des femmes. Comment se poursuit ce processus indispensable après la prise de pouvoir ? Comment peut-il s’alimenter et se renforcer dans la construction difficile d’une société nouvelle, assiégée par les pénuries économiques et donc par la réactivation, dans un sens nécessaire, des habitudes individualistes et compétitives caractéristiques du capitalisme ?

 

Hypocrisie, corruption, attachement à une fonction, à un prestige, à un privilège : comme la « vieille merde » est persistante ! Mobiliser et transformer le peuple. Se mobiliser et se transformer avec le peuple et apprendre du peuple qui se compose finalement d’hommes et de femmes réels, faits d’expérience, de sagesse quotidienne, d’un élément supérieur de civilisation inscrit dans la tradition de fraternité engendrée par la vie et le travail. Derrière, nous avons Lénine et son réalisme, nous avons Mao Tsetung et sa révolution culturelle (ne l’oublions pas!), nous avons le Che et Fidel et leurs appels à la fierté et à l’abnégation. Nous trouvons toujours et dans tous les cas la même leçon : l’éthique la plus forte et robuste germe du comportement collectif, et en particulier de la lutte. La fierté du prolétariat est de changer le monde, et, de cette façon, de se changer lui-même. La rhétorique des valeurs ne sert pas à grand-chose. Elle semble utile sur le moment, mais ensuite elle nous poignarde dans le dos. 

 

Traduction David Lopez pour Bolivar Infos

 

Source en espagnol :

https://www.resumenlatinoamericano.org/2022/05/11/pensamiento-critico-cambiar-el-mundo-y-cambiarse-a-si-mismo-entre-mierda-y-suciedad/

URL de cet article :

http://bolivarinfos.over-blog.com/2022/05/esprit-critique-changer-le-monde-et-se-changer-soi-meme-entre-merde-et-immondices.html