Venezuela: « Le Venezuela s'est arrangé »
Par Franco Vielma
Qui a éventé la phrase « le Venezuela s'est arrangé » ? Comment s'est-elle propagée ? Comment est-elle devenue aujourd'hui un véhicule de narration ?
Ce ne sont pas des questions sans intérêt car si nous cherchons l'origine de la phrase, nous trouvons des milliers de publications sur les réseaux sociaux et même des titres de diverses tonalités dans les médias du Washington Post au DW d’Allemagne.
Une analyse sémiotique très simple du discours nous indique qu'une phrase qui devient « virale » acquiert une signification conforme à son utilisation et à son contexte.
« Le Venezuela s'est arrangé » est une phrase que certaines personnes utilisent pour évoquer sincèrement une amélioration concernant certains problèmes dans le pays.
C'est aussi une fanfaronnade employée par des guignols, des influenceurs, des producteurs de contenus pour exhiber leurs petits ou grands privilèges. Je parle de gens qui prennent des photos de leur nourriture et qui pensent que 2 hot-dogs ou 1 hamburger roue de camion à 1 dollar est le signe d'un pays qui « s'est arrangé. » Par cela, je veux dire que le sous-monde des réseaux sociaux est rempli de contenus creux et vulgaires.
Mais peut-être l'utilisation qui prédomine est-elle ironique, un trait de moquerie sur la situation du pays et des Vénézuéliens identique à la déformation qui a été faite de la phrase du commandant Chavez « Mais nous avons une Patrie. »
La phrase « le Venezuela s'est arrangé » dans son sens ironique, signifie implicitement que rien ne s'est amélioré mais, plus important encore, implique une moquerie tacite envers nous qui vivons dans le pays et envers notre situation.
Peut-être ce qui est le plus curieux dans cette phrase est sa propagation. Si elle a été favorisée par les algorithmes des réseaux sociaux, si des milliers d’influenceurs et d’usagers l’ont employée quotidiennement et si elle a même été reproduite dans des médias internationaux, c'est qu’elle a certaines caractéristiques de positionnement. Hasard ou causalité?
Le contexte: économie contre récit
« Le Venezuela s'est arrangé » est né dans les bistrots mais s’est répété particulièrement à partir le milieu de l'année 2021, juste quand certains signes modestes et encore superficiels de récupération économique ont commencé à apparaître dans le pays.
Dans ce point de convergence, les récits du chavisme concernant la récupération mais au-delà de ceux-ci, les récits des usagers des réseaux sociaux de diverses natures ont construit une perception fondée sur des bases réelles. Depuis la fin de 2021, le PIB commence à se rétablir, l’Etat échappe un peu au blocus et les exportations de brut, à peine quelques centaines de barils par jour, reprennent, il y a un approvisionnement total, l'activité commerciale augmente et la consommation se rétablit modestement. La perception d'amélioration devient réelle.
« Le Venezuela s'est arrangé » commence à faire partie d'un débat multi-directionnel, entre dans la conversation publique entre ceux qui sont d'accord et ceux qui ne le sont pas, entre ceux qui vivent au Venezuela et ceux qui n’y vivent pas.
Et au milieu de l'année 2022, bien que l'économie ait acquis est une impulsion diversifiée, et une certaine robustesse dans des domaines très ponctuels, au-delà des bistrots, la phrase continue à se répandre et diversifie sa portée aussi bien dans le sens positif que négatif.
Mais c'est dans son sens négatif que cette phrase est la plus employée. Elle est utilisée pour évoquer ironiquement non seulement l'économie, d'où elle est partie, mais aussi l'état des services publics, l'insécurité, les pratiques commerciales déloyales du secteur privé ou la bureaucratie de l’Etat (le SAIME, par exemple), etc…
Mais le contexte actuel continuer à être fertile pour le sens ironique parce que des conditions objectives réelles de récupération cohabitent avec des situations négatives de vieille date ou récentes. Un contexte complet de paradoxes offre un habitat très favorable à ces récits. En fin de compte, les récits, indépendamment de leur origine et de leur but, sont un reflet (fidèle ou construit) du moment et de l'endroit où ils se développent.
Ce sont les particularités de la situation du pays qui nous aident à comprendre le pouvoir « viral » de cette phrase.
Portée et buts
Il faut considérer qu'avec les nouvelles technologies de communication de masse et plus encore quand il s'agit du Venezuela, il n'y a pas de place pour des récits innocents ou pour des hasards. La phrase « le Venezuela s'est arrangé » demande à être analysée dans sa portée et dans ses fins.
Indépendamment de son origine, c'est une phrase qui est plus utilisé négativement et exprime la dénonciation et l’ironie. C'est évident mais il faut creuser plus.
Dans son usage apparemment « positif » cette phrase pourrait avoir comme objet la construction d'une fausse perception, très banale, sur le rétablissement que le pays est en train de vivre. C'est-à-dire que ce serait une phrase qui contribuerait à la construction d'un faux espoir concernant cette récupération.
Mais revenons au contexte. Cette phrase contribue à effacer d'autres récits fondés sur des bases réelles comme le blocus du pays qui est le centre névralgique des finances de l'État et l'épicentre de beaucoup de domaines qui provoquent le rejet et le mal-être. La phrase « de Venezuela s'est arrangé », en tant que véhicule de narration, enterre le récit réel car le blocus existe toujours.
La conversation publique (c'est-à-dire le point de confluence des récits) est aussi le point à partir duquel se construit une partie des espoirs des gens.
Les images qui tournent en boucle sur les réseaux sociaux des membres du " Venezuela Premium », d'une boutique de Ferrari dans l’est de Caracas, de riches déféquant dans des seaux au sommet d'un piton rocheux, d'une fille qui va avec son "sugar daddy" sur un yacht à Los Juanes, ou simplement de gens ordinaires mais très quelconques qui vont sur les réseaux sociaux en se gavant d'un hamburger giclant (pardon pour la grossièreté), intentionnellement ou non, font aussi la promotion du Venezuela qui « s’est arrangé", du moins pour eux ou de leur point de vue. Elles sont ensuite suivies par des utilisateurs qui diffusent ces contenus sur les médias sociaux.
Ces versions exagérées de la « réalité » propagent implicitement un faux espoir en exagérant la récupération. Certainement, la récupération économique réelle n’atteint pas de façon identique toute la population, encore moins car l'État ne peux pas compter sur des revenus pour atténuer les inégalités comme il l’a fait jusqu'à il y a quelques années.
Mais l'affirmation que le pays « s'est arrangé », en sapant la réalité du blocus et de la privation des principales sources de revenus du pays, impose de manière sous-jacente un nouveau récit qui pourrait devenir dominant et qui dit que « tous », nous devrions être bien mieux et que tout devrait aller mieux.
Nous devrions aller mieux, jouir de certains luxes ou avoir un certain pouvoir d'achat. Ou que tout ce qui doit venir de l'État doit fonctionner car il n'y a pas de manque de ressources. « Le Venezuela s'est déjà arrangé. »
Ainsi, la dénonciation, l'ironie ou « l'attitude positive » dans l'utilisation de la phrase sont des moyens de la placer. Mais en la plaçant, toute idée–force entre dans l'esprit (psychologie collective) pour ensuite s'installer dans un notre système limbique sans pouvoir en sortir.
Si nous entendons la phrase « le Venezuela s'est arrangé » comme un moyen de propager de faux espoirs et de déclencher des réactions sentimentales en opposition avec la réalité du pays, c'est alors un moyen narratif de provoquer la frustration.
En d'autres termes, peut-être la portée et la fin de la propagation induite de cette phrase font partie d'une opération psychologique. Les opérations psychologiques se développent grâce à des véhicules narratifs diffus et multi-fonctionnels sans auteur ni but apparents.
Cela implique que dans une opération psychologique, il n'y a pas besoin de concordance entre l'origine et les utilisation d'une phrase. Elle se propage, en attendant de produire un effet. C'est pourquoi il est indispensable de regarder le contexte car c'est sur le terrain de la réalité qu'on constate l'efficacité d'une narration et d'une opération psychologique.
Par exemple, en ce qui concerne la politique des salaires publics et la portée directe du budget sur la population du Venezuela, il est certain que les salaires aujourd'hui sont meilleurs qu'en 2019 et 2020 (selon un calcul en dollars) mais ce niveau salarial ne correspond pas aux attentes et aux besoins des salariés publics.
Bien que l’inflation ait diminué, bien qu'il y ait eu une stabilité dans le change (comparé aux années antérieures) et bien que l'État ait relancé plusieurs domaines de gestion, la réalité continue à heurter les attentes de la société, en particulier en ce qui concerne des problèmes importants comme le salaire public, même alors que celui-ci s’est rétabli partiellement mais significativement.
Le blocus est toujours pratiquement la intact, les limitations de revenus de l'État continuent à être importantes et par conséquent, les ressources publiques ne couvrent pas toutes les demandes, c'est un fait. Le seul élément réellement nouveau dans la composition de ce qui génère le mal-être se trouve dans le système d’attentes et est lié à l'anxiété palpable des citoyens de se voir favorisés par l’amélioration. Cela augmente l’espoir que « tout s'est déjà arrangé. »
Les espoirs s’opposent toujours au réel bien qu'ils y soient des directement liés. Par conséquent, dans certains cas, les opérations psychologiques à grande échelle approfondissent ce contraste en l’augmentant et en le dirigeant vers des buts spécifiques comme c'est dit dans le manuel d'opérations psychologiques des forces armées étasuniennes.
S’agissant de pays–objectif comme le Venezuela, les opérations de cette sorte font partie d’une guerre d'un nouveau type. Étant entendu que le pays a été bloqué par les privations matérielles, en particulier depuis 2017 avec l'avènement frontal du blocus, l'objectif est toujours de briser le chavisme, de promouvoir le désengagement, la démoralisation, la perte de la cohésion nationale, d’aiguiser le mal-être social et de promouvoir le découragement, indépendamment du fait que l'économie est en train de se rétablir.
Aussi bien par ses aspects négatifs que par d'autres apparemment « positifs », la phrase « le Venezuela s'est arrangé » augmente le pessimisme et favorise la frustration destinée à construire et à augmenter de faux espoirs.
Nous considérons que ces éléments sont importants pour la construction d'un État à l'esprit négatif à long terme et évidemment il y a un ordre du jour politique derrière. Il est urgent de l'assumer ou de continuer à croire que nous vivons dans un pays dans lequel les grandes campagnes médiatiques sur les réseaux sociaux surviennent de façon spontanée.
Traduction Françoise Lopez pour Bolivar infos
Source en espagnol :
https://www.resumenlatinoamericano.org/2022/08/04/531344/
URL de cet article :
http://bolivarinfos.over-blog.com/2022/10/venezuela-le-venezuela-s-est-arrange.html