Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Cuba: Interview de Che Guevara par Eduardo Galeano, 12 août 1964.

3 Janvier 2023, 18:01pm

Publié par Bolivar Infos

 

 

 

La statue du Che guérillero à Santa Clara le présente se battant dans la jungle boivienne inhospitalière et se mélange dans notre tête avec le souvenir du Che à la conférence de Punta del Este, un homme d'État brillant, un économiste, un prophète sombre, cet intellectuel raffiné qui lisait les anthologies d’Aguilar dans la Sierra Maestra, et savait par cœur une bonne partie du Canto General, qui parlait avec admiration des romans de Carpentier et riait du réalisme socialiste. Mais par-dessus toutes ces images, il en surgit une qui les dépasse : c'est le Che répondant, lors d'une conférence de presse, à la question d'un idiot, qui voulait savoir s'il était Argentin, Cubain, ou ce qu'il était :

 

– Je suis citoyen d'Amérique, Monsieur, avait-il dit.

 

Quand nous avons parlé à La Havane, je lui ai dit : Le destin de Cuba est intimement lié au destin de la révolution latino-américaine. Cuba ne peut être enfermée à l'intérieur de ses frontières, elle fonctionne comme un moteur de la révolution continentale. Oui ou non ? Et il m'a répondu :

 

Ernesto Che Guevara: iI pourrait y avoir des possibilités que non, mais nous, nous avons éliminé les possibilités que non. La possibilité que les mouvements révolutionnaires latino-américains ne soient pas directement liés à Cuba aurait pu se concrétiser si Cuba avait cessé d'être un exemple pour la révolution latino-américaine. Elle n'est pas un exemple  pour le seul et simple fait d'être vivante. De quelle façon est-elle un exemple ? De la façon dont la révolution incarne les relations avec les États-Unis et l'esprit de lutte contre les États-Unis. Cuba pouvait se transformer en un exemple purement économique, disons.

 

Eduardo Galeano: Une espèce de vitrine du socialisme.

 

Ernesto Che Guevara : Une vitrine. Ce serait une formule qui jusqu'à un certain point  préserverait Cuba mais qui la ferait divorcer de la révolution latino-américaine. Nous ne sommes pas une vitrine.

 

Eduardo Galeano: Et comment une force d'exemple qui ne s'achève pas dans la contemplation rayonne-t-elle ? À travers la solidarité ? Mais jusqu'où peut-elle aller, quelles sont ses limites ? Comment définiriez-vous la solidarité nécessaire entre Cuba et les mouvements de libération en Amérique latine ?

 

Ernesto Che Guevara : Le problème de la solidarité (oui, oui, évidemment, qu'on peut l'écrire) consiste à faire pour la révolution latino-américaine tout ce qui est faisable dans une situation de droit et une situation de droit est une relation entre différents pays qui arrivent à un équilibre dans leurs échanges idéologiques ou politiques sur la base de conventions mutuellement respectées.

 

Eduardo Galeano: Une situation qui existe seulement avec trois pays.

 

Ernesto Che Guevara : Avec deux. La Bolivie a rompu les relations ce soir.

 

Eduardo Galeano: J'en déduis que l'Uruguay ne tardera pas à le faire. J'ai l'impression (je l'ai dit) que la rupture du Gouvernement chilien a surpris les Cubains.

 

Ernesto Che Guevara : Comment cela nous a-t-il surpris ? Cela ne nous a pas surpris du tout.

 

Eduardo Galeano: Mais les gens, dans la rue, semblaient réellement étonnés.

 

Ernesto Che Guevara : Les gens, peut-être. Le Gouvernement, non. Nous, nous savions ce qui allait se passer.

 

Eduardo Galeano: Je lui ai demandé ce qu’il  pensait  de certaines déclarations du FRAP chilien sur Cuba peu avant le triomphe de Frei.

 

Ernesto Che Guevara : Cela nous a paru terrible.

 

J'ai suggéré que cela pouvait être le fruit des circonstances : les inévitables zigzags dans les relations sur la route vers le pouvoir

 

Il a affirmé :

Le pouvoir, en Amérique latine, se prend par les armes ou ne se prend pas.

 

Il a bougé la tête, et il a ajouté: Dans les grandes lignes.

 

Eduardo Galeano: Disons alors la route vers le Gouvernement puisque pas vers le pouvoir. Confondre une chose avec l’autre peut-être grave, n’est-ce pas ? Cela s'est passé au Brésil, non ?

 

Mais alors le Che s’est souvenu qu'il était devant un journaliste : la spontanéité et la prudence se sont volé l'espace tout au long des trois heures de conversation.

 

Dans le cas où de nouvelles révolutions éclateraient en Amérique latine, n'y aurait-il pas un changement de qualité dans les relations entre Cuba et les États-Unis ? On a parlé de la possibilité d'un accord de coexistence sur certaines bases. Mais si l'incendie se propage et si l'impérialisme se voit obligé de jeter de l'eau sur le feu, quelle sera alors la situation de Cuba, c'est-à-dire, de l’étincelle?

 

Ernesto Che Guevara : Non, nous définissons la relation entre Cuba et les États-Unis à l'époque actuelle comme une voiture et un train qui vont plus ou moins à la même vitesse et la voiture doit passer le passage à niveau. À mesure que le passage à niveau se rapproche, la possibilité d'affrontement et de choc se rapproche. Si la voiture–qui serait Cuba–passe avant le train, c'est-à-dire, si la révolution latino-américaine acquiert un certain niveau de profondeur, l'autre est déjà passé : Cuba n'a plus de sens.

 

Parce que Cuba n'est pas attaqué par l'impérialisme par dépit mais à cause de sa signification. Je veux dire que si la situation révolutionnaire en Amérique latine s'approfondissait à tel point que cela oblige à un emploi importante des forces nord-américaines, une série de territoires n’auraient plus de sens. On aurait déjà traversé le passage à niveau. Nous, nous allons aggraver nos affrontements avec les États-Unis, jour après jour, objectivement et fatalement, à mesure que la situation en Amérique latine s’aggravera –et le mieux que nous avons, c’est qu’il est mal. Maintenant, si la situation s'aggrave tellement convulsivement qu'elle oblige les États-Unis à utiliser des forces et des ressources à grande échelle, par son propre poids, la signification de Cuba disparaît.

 

Et le problème fondamental, ce n'est pas Cuba en tant que catalyseur parce que la réaction chimique s'est déjà produite. L'inconnu est : si nous passerons ou non avant le train. Nous pourrions freiner mais freiner  nous est difficile.

 

Eduardo Galeano: Dans cette perspective, jusqu'à quel point la coexistence est-elle possible ?

 

Ernesto Che Guevara: il ne s'agit pas de Cuba, mais des États-Unis. Cuba n'intéresse pas les États-Unis si la révolution ne s’étend pas en Amérique latine. Si les États-Unis dominaient la situation, que leur importerait Cuba ?

 

Eduardo Galeano : Et dans le cas où la révolution latino-américaine n’éclaterait pas, est-il possible que Cuba continue à avancer ?

 

Ernesto Che Guevara: Evidemment, que c'est possible.

 

Eduardo Galeano : À long terme ?

 

Ernesto Che Guevara: À long terme. La pire période du blocus est déjà passée.

 

Eduardo Galeano : Je ne pense pas seulement à la subsistance physique. Je veux dire que l’isolement de Cuba de ses sources nourricières latino-américaines pourrait produire des problèmes d’un autre ordre : déformations internes, rigidité idéologique, relations de dépendance de plus en plus fortes. Une révolution latino-américaine enrichirait, sans aucun doute, le marxisme : elle permettrait de mieux appliquer les schémas à notre réalité particulière. Et si la révolution se latino-américanisait, cela permettrait-il que Cuba recouvre son cadre naturel d'existence ? Ce n'est pas une affirmation : c'est une question.

 

Ernesto Che Guevara: Cela me semble un peu idéaliste.

 

On ne peut pas parler de sources nourricières. Les sources nourricières sont la réalité cubaine quoi qu'elle soit et l'application correcte du marxisme-léninisme à la façon d'être du peuple cubain dans certaines conditions.

 

L'isolement peut provoquer beaucoup de choses. Par exemple, que nous nous trompions dans notre façon d'apprécier la situation politique au Brésil, mais des distorsions dans la marche de la révolution, non. Évidemment, il est plus facile pour nous de parler avec un Vénézuélien qu'avec un Congolais. Mais, en définitive, nous nous entendrons parfaitement avec les révolutionnaires congolais bien que nous n'ayons pas encore parlé avec eux. Il y a une identité dans la lutte et dans les fins. Une révolution à Zanzibar peut nous apporter aussi de nouvelles choses, de nouvelles expériences, l'union du Tanganyika et de Zanzibar, la lutte de l'Algérie, la lutte au Vietnam. Nous avons la blouse indigène de notre mère américaine, disait Marti, et c'est bien mais notre mère américaine depuis longtemps est passée par des croisements successifs. Et les systèmes sont de plus en plus mondiaux : un système mondial du capitalisme et un système mondial du socialisme.

 

En Algérie

 

Par Ernesto Che Guevara,

 

Le fait que l'Algérie soit libre renforce Cuba, l'existence de la Guinée la renforce, celle du Congo aussi. Nous avons toujours eu cette idée très claire : l'identité de Cuba avec tous les mouvements révolutionnaires. Malgré les parentés raciales, religieuses, historiques, l'Algérie est plus proche de Cuba que du Maroc.

 

Eduardo Galeano : Et plus proche de l'URSS que du Maroc ?

 

Ernesto Che Guevara: Ça, il faudrait le demander aux Algériens.

 

Eduardo Galeano : Quand vous parlez de « système mondial du socialisme », vous mentionnez des pays qui ne font pas partie du bloc socialiste. Dans ces pays, des mouvements de caractère nationaliste, en se dirigeant vers le socialisme, lui ont imprimé une forte empreinte propre.

 

Ernesto Che Guevara: Le résultat final, nécessairement, est qu'on va toujours vers une intégration marxiste ou qu'on revient vers le camp capitaliste. Le tiers-monde est un monde de transition. Il existe parce que, dialectiquement, il existe toujours, entre les contraires, un camp dans lequel les contradictions s’approfondissent.

 

Mais on ne peut pas rester isolé, là. L'Algérie même, à mesure qu'elle avance dans l'approfondissement du système socialiste, quitte peu à peu le tiers-monde.

 

Eduardo Galeano : Ne peut-on pas parler d’un tiers-monde transversal au propre bloc socialiste ? Le conflit, qui n'est déjà plus un conflit sourd, entre Chinois et Soviétiques, a été analysé par certains penseurs marxistes comme Paul Baran comme une conséquence des contradictions internes entre les pays socialistes avec différents niveaux de développement et différents degrés d'affrontement avec l’impérialisme.

 

Ernesto Che Guevara: La mort de Paul Baran m'a produit une profonde impression. Je l'estimais beaucoup, il était venu ici, avec nous.

 

Imperturbable, il bougeait son havane en silence, il regardait mon stylo Bic comme un intrus dans. le dialogue ; j'ai décidé de le garder. Ensuite, le Che Guevara a répondu à un bombardement de questions sur des problèmes économiques, de la conférence de Genève (« certains ont raison, mais d'autres ont les choses »), aux erreurs commises dans le processus économique interne. Che Guevara a parlé longuement.

 

Jusqu'à ce qu’un ennemi fasse irruption dans la chambre pour rappeler au ministre de l'industrie que son rival l’attendait depuis 20 minutes devant l'échiquier à l'étage en dessous. Et il n'était pas question de perdre le championnat ainsi.

 

Traduction Françoise Lopez pour Bolivar infos

 

Source en espagnol :

https://www.resumenlatinoamericano.org/2022/11/30/nuestramerica-defendiendo-la-memoria-una-entrevista-de-eduardo-galeano-al-che-guevara

URL de cet article :

http://bolivarinfos.over-blog.com/2023/01/cuba-interview-de-che-guevara-par-eduardo-galeano-12-aout-1964.html