Cuba: 60 ans après les premières tentatives de rapprochement avec les Etats-Unis (I,2)
Enthousiasmé par l'idée d'établir un certain rapprochement entre La Havane et Washington, Atwood a discuté de ce sujet, le 12 septembre 1963, avec le sous secrétaire d'État Averell Harriman qui lui a suggéré d'écrire un mémorandum à ce sujet. Atwood n'a pas perdu de temps et six jours plus tard, le document était prêt. il commençait ainsi :
« Ce mémorandum propose un déroulement d'action qui s’il atteint des résultats positifs, pourrait éliminer le problème de Cuba de la campagne (la campagne présidentielle des États-Unis de 1964. »
« Il ne propose pas d'offrir un « accord » à Castro, disait-il, à la suite, ce qui, d'un point de vue politique serait plus dangereux que de ne rien faire, mais une investigation discrète sur la possibilité de neutraliser Cuba en fonction de nos propres intérêts…
Puisque nous ne prétendons pas renverser le régime de Castro par la force militaire, y a-t-il quelque chose que nous pouvons faire pour promouvoir les intérêts des États-Unis, sans qu’on nous accuse de temporiser?
Selon des diplomates neutres et d'autres avec lesquels j'ai parlé aux Nations unies et en Guinée, il y a des raisons de penser que Castro n'aime pas sa dépendance actuelle du bloc soviétique, qu'il n'aime pas être en réalité un satellite, que le blocus commercial lui cause des dégâts bien que cela ne suffise pas pour mettre sa position en danger et qu'il aimerait avoir un contact officiel avec les États-Unis et ferait beaucoup pour obtenir une normalisation des relations avec nous bien que la plupart de sa suite communiste à outrance comme Che Guevara ne l'accueillerait pas avec plaisir.
Tout cela peut ne pas être vrai, mais il semblerait que nous ayons quelque chose à gagner, et rien à perdre à vérifier si en réalité, Castro souhaite parler et quelles concessions il serait disposé à faire…
Pour le moment, la seule chose que je désirerais est l'autorité pour établir un contact avec (Carlos) Lechuga, le chef de la mission de Cuba au Nations unies. Nous verrons alors ce qui se passe. »
Il était pratiquement impossible qu’avec la vision que reflétait le mémorandum d'Atwood, on puisse arriver à une sorte d'accord entre les États-Unis et Cuba. La proposition se réduisait à sonder l'île pour voir si elle était prête à réaliser une série de gestes et de concessions envers les États-Unis. Il semble que le fonctionnaire étasunien oubliait que les dirigeants cubains avaient déjà fixé leur position de rejet de toute forme de négociation qui implique une réduction de l'autodétermination de l'île. Il est également absurde de penser que la direction cubaine, en percevant la manœuvre de Washington, profiterait du processus de dialogue pour gagner du temps et préparer le pays politiquement et militairement à un éventuel affrontement militaire direct avec les Yankees. De cette manière, le but des faibles rapprochements que les États-Unis avaient engagés envers Cuba sous l’assentiment de Kennedy était resté parfaitement exprimé dans le mémorandum d’Attwood: neutraliser Cuba selon les intérêts des États-Unis, en en tirant la plus grande quantité de concessions possible. Évidemment, ces concession impliquaient que Cuba devait commencer à satisfaire les exigences de Washington, concernant : « l'évacuation de tout le personnel militaire du bloc soviétique, « la fin des activités subversives de Cuba en Amérique latine » et « l'adoption par Cuba d'une politique de non-alignement. » Sans ces conditions, les États-Unis ne se risqueraient pas à explorer un modus vivendi avec Cuba.
Attwood a montré le mémorandum à l'ambassadeur des États-Unis devant l'ONU de l'époque, Abdallah Stevenson, le 18 septembre celui-ci s'est engagé à discuter de ce problème avec le président. « Quand je lui ai parlé pour la première fois de cette initiative ou de ce rapprochement avec les Cubains, Adlai Stevenso a rappelé Attwood devant une commission du Sénat des États-Unis en 1975, a dit qu'il aimerait mais… que malheureusement, la CIA était encore en charge de Cuba. Cependant, a-t-il dit, il était prêt à discuter de cette affaire avec la Maison-Blanche. »
Le lendemain, Attwood a rencontré de nouveau Harriman à New York et lui a remis le mémorandum. Le sous secrétaire d'État, après avoir lu le document, a suggéré à Attwood d'en discuter aussi avec le procureur général Robert F. Kennedy. Le lendemain de cette rencontre, Stevenson avait obtenu l'approbation du président pour qu’Attwood ait un contact discret avec l'ambassadeur cubain aux Nations unies, Carlos Lechuga. Immédiatement, Attwood a parlé à Lisa Howard pour qu'elle prépare le contact avec Lechuga. Le 23 septembre, a u milieu du salon des délégués des Nations unies, Howard s'est approchée de Lechuga et, selon Lechuga lui-même, lui a dit qu’Attwood souhaitait parler avec lui et que c'était urgent car le lendemain, il devait partir pour Washington.
La rencontre eut lieu dans la maison de la journaliste, le soir même du 23 septembre, de façon assez informelle, et sans que cela ressemble à un rapprochement officiel des États-Unis.–comme le lui avait demandé Attwood –en profitant d'une fête qu'elle avait préparée et à laquelle elle avait invité Lechuga. Immédiatement, l'ambassadeur cubain en a informé La Havane :
J'ai eu l'entrevue avec William Attwood Il m'a dit qu’elle avait été autorisée par Stevenson. Il part aujourd'hui pour Washington parler avec Kennedy et lui demander l'autorisation d'aller à Cuba, parler avec Fidel et explorer les possibilités de négociation si à Cuba, ils acceptent qu'il fasse le voyage. Nous avions convenu que je n'aborderais pas la question officiellement avec vous tant qu'il n'aurait pas reçu l'autorisation de Washington, mais il est évident qu’il sait que je lui en ferais part immédiatement. Ça a été ma position pour qu'à tout moment, l'initiative parte d’eux, comme c’est le cas en réalité mais dans cette affaire diplomatique, on apprend beaucoup. Son voyage se ferait incognito. De même que moi, à tout moment, nous préciserons que nous parlons de façon personnelle en attendant les instructions des deux Gouvernements. Son idée est que la situation entre les deux pays est anormale et que quelqu'un, à un moment donné, devrait rompre la glace.
(…)
Il a dit que Kennedy, souvent, et dans des conversations privées, avait dit qu'il ne savait pas comment changer la politique envers Cuba. Il reconnaît que ni eux ni nous ne pouvons changer de politique du jour au lendemain parce que c'est une question de prestige et que c'est difficile, mais il faut faire quelque chose et il faut commencer par quelque chose. Il reconnaît que la question politique interne est difficile pour eux parce que les républicains sont toujours sur la défensive sur la question cubaine.
(…)
En parlant de Bob Kennedy, Attwood a dit que c'est un individu à position dure, mais que c'est un homme politique et qu'il voit les choses objectivement. Il dit que ce qu'il veut, c'est toujours gagner. Il le dit dans le sens que, s'il considère que la prolongation de la politique politique envers Cuba va donner un résultat négatif à la longue, il changera de position.
(…)
Atwood m'a posé des questions sur la possibilité que le Gouvernement cubain permette qu'on aille à Cuba explorer les possibilités. Je lui ai dit que je pensais que oui mais que je ne pouvais donner aucune opinion ferme. Il m'a demandé si je pensais qu'il y avait 50 % de probabilités que oui et 50 % que non. J'ai répondu que c'était la formule parfaite. À ses questions sur les conditions pour négocier, j'ai déclaré que sur ce terrain, je ne pouvais rien avancer bien que je puisse lui exposer mon critère très personnel et c'était qu'il était difficile de négocier quoi que ce soit avec la situation de pression sur Cuba, avec l’embargo, les infiltrations, les vols illégaux, etc.… etc.… Il me dit que la situation était très complexe et qu'il le comprenait mais que quelqu'un, un jour ou l'autre, devait initier quelque chose et qu'il pensait que même en entendant ce que je venais de lui dire à titre personnel, il serait fructueux de tenter un rapprochement avec Cuba ».
Des années après, le 10 juillet 1975, devant la commission Church du Sénat des États-Unis, Attwood a rappelé sa rencontre avec Lechuga de la façon suivante : «… Mademoiselle Howard a organisé la réception pour le 23. J'ai rencontré Lechuga. Il m'a dit que Fidel Castro avait eu l'espoir de pouvoir avoir un contact avec le président Kennedy en 61, mais alors, il y avait eu la Baie des Cochons et ça n'a pas été possible mais que le discours prononcé par le président en juin 63 dans lequel il évoquait la diversité dans le monde l'avait beaucoup impressionné. C'est alors que je lui ai dit que je n'étais pas un particulier mais en fonctionnaire du Gouvernement, et nous avons été d'accord sur le fait que la situation était différente bien que les circonstances aient été également un peu anormales. Il m'a dit que les Cubains étaient très peinés par la position de l'exil, la position de la CIA à propos de Cuba, ainsi que par le gel des actifs cubains. »
La prochaine étape fut une visite d’Attwood à Washington pendant ce même mois de septembre pour rencontrer Robert Kennedy. Attwood a mis au courant, le procureur général de cette initiative, et sa position était déjà fixée : « Un voyage d’ Attwood à Cuba, comme l'avait suggéré Lechuga serait un peu risqué car certainement on le révèlerait et on pourrait l'arrêter par une investigation au Congrès ou quelque chose de semblable… Mais il considérait qu'il valait la peine de continuer dans cette affaire par la voie de l'ONU, et il a indiqué qu'il parlerait avec Averell Hariman et Bundy de ce problème. »
Ainsi, le premier contact d’Attwood et de Lechuga a été suivi par d'autres dans le salon des délégués des Nations unies. Au cours de l'un d'entre eux, Attwood a dit à Lechuga que le Gouvernement des États-Unis, après avoir évalué la proposition, avait décidé qu'il n'était pas approprié qu'il se rende à Cuba dans ces circonstances étant donné le danger de révélation dû à sa « condition officielle », mais que son Gouvernement était dans les meilleures dispositions pour rencontrer Fidel ou l’un de ses émissaires aux Nations unies. Le 28 octobre, Lechuga a dit à Atwood que La Havane ne pensait pas qu’envoyer quelqu'un aux Nations unies soit utile en ce moment, mais qu'elle attendait que les contacts puissent continuer entre eux. De la Maison-Blanche, Gordon Chase, désigné par Bundy, se chargeait de donner un suivi aux contacts d'Atwood avec les Cubains.
Ensuite, Lisa Howard a prêté sa maison pour qu’Attwood discute directement avec Fidel Castro par l'intermédiaire de son aide René Vallejo et pour que grâce à elle, Vallejo transmette des messages à Attwood.
Le 31 octobre, lors d'un appel de Vallejo à Lisa Howard, celui-ci a transmis le message que Fidel était prêt à envoyer un avion à Mexico pour accueillir un envoyé de Washington et le conduire dans un aéroport secret près de Varadero, où il aurait une réunion seul à seul avec le dirigeant de la Révolution Cubaine. Lisa Howard a répondu qu'elle doutait que cela soit possible et que sans doute la meilleure chose était que lui ((Vallejo), en tant que porte-parole personnel de Fidel, se rende aux Nations unies ou au Mexique pour rencontrer un représentant du Gouvernement des États-Unis.
Attwood a raconté en 1975, que l'attention que les plus hautes autorités du Gouvernement des États-Unis accordaient à leurs contacts avec Cuba augmentait de façon accélérée. Le 5 novembre, il fut appelé à la Maison-Blanche pour parler avec Bundy qui lui a dit que « le président était plus en faveur d'exercer des pressions pour une ouverture avec Cuba que le département d'État avec l'idée de la sortir de la sphère soviétique, d'effacer peut-être ce qui s'est passé à la Baie des Cochons et sans doute de revenir à la normalité.»Bundy a demandé un mémorandum chronologique de toute l’initiative.
Le 11 novembre, Vallejo a parlé au téléphone avec Lisa Howard et lui a confirmé l'intérêt de Fidel à rencontrer un émissaire des États-Unis et que, dans ce cas, un avion cubain pourrait récupérer la personne désignée par le Gouvernement des États-Unis à Key West et la transporter jusqu’à l'un des aéroports proches de La Havane où elle participerait à une réunion avec Fidel. Quand Attwood a dit cela à Bundy, on lui a indiqué que, sur instructions du Président, il devait d’abord y avoir un contact entre lui ( Attwood) et Vallejo aux Nations unies pour savoir ce que Fidel avait en tête, en particulier, s'il était intéressé par une conversation sur les points signalés par Stevenson, dans son discours aux Nations unies, le 7 octobre, comme inacceptables par les États-Unis : la « soumission de Cuba à l'influence communiste extérieure », « la campagne cubaine destinée à troubler le reste de l'hémisphère » et « le non-respect des promesses de la Révolution à propos des droits constitutionnel. » Bundy l’a exprimer aussi dans un mémorandum… : « Sans avoir des indices qu’il est disposé à aller dans cette direction, il est difficile de penser que nous pourrions obtenir une visite à Cuba. »
Attwood a transmis le message à Vallejo le 18 novembre par téléphone. Vallejo lui a répondu qu'il n'était pas possible qu'il se rende à New York en ce moment mais que par contre, on enverrait des instructions à Lechuga pour qu'il discute avec lui (Attwood) d’un calendrier en vue d'une réunion postérieure avec Fidel. Le lendemain, Attwood a rapporté sa conversation à Gordon Chase par téléphone. L'assistant de Bundy lui a dit alors qu'après avoir reçu l'appel de Lechuga pour fixer un rendez-vous dans lequel on analyserait l'ordre du jour, on se mettrait rapidement en contact avec lui car le président voulait connaître immédiatement le résultat de la conversation pour évaluer quel serait le prochain pas que devrait faire le Gouvernement.
Chase, devenu l'un des plus grandes défenseurs du rapprochement diplomatique envers Cuba, a réfuté le 12 novembre, dans un mémorandum hautement confidentiel qui ne devait être lu que par Bundy, les différents arguments opposés à la « conciliation avec Castro », comme : « Castro ne satisfera jamais nos conditions minimales », « la conciliation avec Castro implique que les États-Unis discutent avec lui, et le fait que les États-Unis veuillent discuter avec Castro le libérera des sérieuses préoccupations qui agissent en notre faveur », « l'opinion publique des États-Unis ne soutiendra pas la conciliation avec Castro », « au cas où nous nous réconcilierions avec Castro et où celui-ci nous trahirait, nous nous verrions dans une regrettable situation (en particulier en terme public)» et « même si la conciliation avec Castro est une possibilité réelle, maintenant, ce n'est pas le bon moment. »
Ce document est très important, car il reflète très clairement les idées qui étaient débattu dans le cercle. Trois de collaborateurs de Kennedy, ou l'initiative de rapprochement envers Cuba était connu. Dans ce mémorandum, Chase, écrivait : « notre position, pour ne pas dire nos paroles, devrait transmettre ceux qui suit : «Fidel, nous sommes prêts à laisser les événements suivre leur cours. Nous avons l'intention de maintenir et, si possible, d'accroître notre pression sur vous pour vous renverser et nous sommes plus que convaincus que nous y parviendrons. En outre, vous pouvez oublier l'idée d'une « autre Cuba » dans l'hémisphère. Nous avons appris notre leçon et nous ne permettrons pas qu'il y ait « une autre Cuba ». Cependant, en tant que personnes raisonnables, nous ne voulons pas votre tête et nous ne nous réjouissons pas des souffrances du peuple cubain.
Vous connaissez nos principales préoccupations : le lien avec les Soviétiques et la subversion. Si vous pensez être en mesure d'apaiser ces inquiétudes, nous pouvons probablement trouver un moyen de coexister amicalement et de construire une Cuba prospère. Si vous pensez ne pas être en mesure de répondre à nos préoccupations, alors n'y pensez plus ; nous n'avons aucune objection à maintenir le statu quo. En même temps, il peut vous convenir de prendre en compte le fait que même si nous sommes toujours intéressés par votre point de vue sur le lien avec les Soviétiques et la subversion cubaine, nous ne pouvons évidemment pas vous dire à l'heure actuelle que nous serons toujours disposés à négocier avec vous dans les mêmes conditions ».
En conclusion, Chase soulignée, qu'un « rapprochement discret avec Castro, apporterait de nombreux avantages. Premièrement, un rapprochement montrerait clairement à Castro qu'il a une possibilité dont peut-être il n'était pas sûr qu'elle existe, c'est-à-dire, cohabiter avec les États-Unis selon les termes fixées par les États-Unis. En seconde lieu, même s’il rejetait notre offre, nous apprendrions beaucoup. »
Traduction Françoise Lopez pour Bolivar infos
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