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Pensée critique : Que Henri Kissinger ne repose pas en paix!

4 Décembre 2023, 18:35pm

Publié par Bolivar Infos

 

 

Par Ariel Dorfman

 

C'est une très bonne chose que Henri Kissinger soit mort l'année pendant laquelle on commémore l'anniversaire du coup d'Etat militaire de 1973 qui a renversé le président Salvador Allende et mis fin à la fascinante tentative chilienne de créer, pour la première fois dans l'histoire, une société socialiste sans recourir à la violence. En tant que conseiller à la sécurité nationale de Richard Nixon, Kissinger s'est opposé férocement à Allende et a déstabiliser son Gouvernement démocratiquement élu par tous les moyens possibles parce qu'il considérait que, si notre révolution pacifique réussissait, l'hégémonie nord-américaine en serait affecté. Il craignait, disait-il, que l'exemple s'étende et porte atteinte à l'équilibre mondial du pouvoir.

 

Mais Kissinger n'a pas seulement fondé activement le renversement violent d'un dirigeant étranger élu par une nation souveraine et un peuple libre, il a aussi soutenu ensuite le régime homicide du général Augusto Pinochet, sans tenir compte du fait que la dictature violait massivement les droits de l'homme de ses citoyens. La manifestation la plus brutale de ces violations fut la pratique cruelle et terrifiante de faire « disparaître », les opposants.

 

C'est à ces "disparus" que je pense aujourd'hui, alors que Kissinger est fêté par l'élite éhontée des deux partis de Washington. 50 ans, après le coup d'état au Chili, nous ne savons pas encore où se trouvent 1 162 hommes et femmes dont les corps non pas été veillés par les membres de leur famille. Le contraste est révélateur et significatif : alors que Kissinger aura des funérailles mémorables, probablement majestueuses, beaucoup de victimes de sa « politique réelle » n'ont pas encore trouvé un petit coin de terre où être enterrées.

 

Si mes premières pensées, quand j'ai appris le départ de Kissinger de la planète qu'il a spoliée et déshonorée ont été remplies par le souvenir de mes compatriotes chiliens disparus - dont plusieurs amis chers-, un flot d'autres victimes m'est rapidement venu à l'esprit : d'innombrables défunts, blessés et disparus au Vietnam et au Cambodge, au Timor-Oriental, et. à Chypre, en Uruguay et en Argentine. Et je me suis aussi souvenu des Kurdes que Kissinger a trahis, et du régime d’apartheid en Afrique du Sud qu’il a renforcé et des morts du Bangladesh qu'il a méprisés.

 

J'ai toujours rêvé qu'un jour viendrait où Kissinger devrait comparaître devant un tribunal et répondre de ses crimes contre l’humanité.

 

C'était sur le point d'arriver. En mai 2001, logé à l'hôtel Ritz de Paris, Kissinger fut  cité à comparaître devant le juge français, Roger Le Loire pour répondre à des questions concernant cinq citoyens français qui ont « disparu » sous la dictature de Pinochet. Mais, au lieu de profiter de cette occasion pour blanchir son nom et sa réputation, Kissinger a immédiatement fui la France. Et Paris n'a pas été la seule ville de laquelle il s'est enfui en cette année 2001. Il s'est aussi échappé de Londres quand Balthasar Garzon a demandé à Interpol d'arrêter l'ancien secrétaire d'État des États-Unis pour qu'il témoigne dans le procès de Pinochet (en prison domiciliaire dans cette même ville). Kissinger n'a pas non plus daigné répondre au juge argentin Rodolfo Canicoba Corral concernant sa participation à la tristement célèbre « opération Condor » ou au juge chilien Juan Guzman sur les connaissances que ce « vieil homme d'État » pourrait avoir concernant l'assassinat du citoyen étasunien Charles Horman par les sbires de Pinochet, dans les jours qui  ont immédiatement suivi le coup d'Etat (une affaire qui a inspiré le film de Costa Gavras, « Missing ».

 

Mais j'ai continué à alimenter ce rêve impossible :, Kissinger sur le banc des accusés, Kissinger rendant des comptes pour tant de souffrance. Un rêve qui, inévitablement, doit s'évanouir avec sa mort.

 

Raison de plus pour que ce procès ait lieu devant le tribunal de l'opinion publique, dans ces mots pleins de peine que j'écris en ce moment. Les disparus du Chili, les morts oubliés de toutes ces nations que Kissinger a dévastées avec ses stratégies impitoyables réclament justice ou au moins, ce simulacre de justice qui s'appelle mémoire.

 

C'est pourquoi, malgré la façon dont on pense qu'on doit réagir quand quelqu'un meurt, je ne souhaite pas que Kissinger repose en paix. J'espère, au contraire, que les fantômes de ces multitudes qu'il a irrémédiablement blessées perturberont ses funérailles et rôderont autour de son avenir. Que cette perturbation spectrale surviennent dépend, évidemment, de nous, les vivants, dépend de la volonté de l'humanité d'écouter les voix lointaines, silencieuses, des victimes de Kissinger au milieu du vacarme et du déluge de louanges et d'éloges, il dépend de nous de ne jamais oublier.

 

Traduction Françoise Lopez pour Bolivar infos

 

Source en espagnol :

https://www.resumenlatinoamericano.org/2023/12/03/pensamiento-critico-que-henry-kissinger-no-descanse-en-paz/

URL de cet article :

http://bolivarinfos.over-blog.com/2023/12/pensee-critique-que-henri-kissinger-ne-repose-pas-en-paix.html