Bolivie : La crise bolivienne et l'effondrement d'un modèle économique insoutenable
Par Huáscar Salazar
Traduction Françoise Lopez pour Amérique latine-Bolivar infos
La Bolivie traverse une crise économique de plus en plus palpable. Bien que le processus ait été graduel, pendant ces derniers mois, elle s'est accentuée.
La population a commencé à affronter des situations qui, jusqu'à il y a deux ans, auraient été considérées comme inhabituel dans le pays. De longue file d'attente dans les stations-service, une pénurie de dollars et une inquiétude croissante concernant la stabilité économique sont devenus une partie du quotidien des Boliviens.
Le manque de devises est peut-être l'indicateur le plus évident d'une économie qui est devenue une bombe à retardement. Pour la plupart des gens, il n'est possible d'acheter des devises–en particulier, des des dollars– que sur le marché parallèle à des prix qui sont au moins 20 % au-dessus de ceux du charge officiel. Beaucoup de gens ont vu diminuer le pouvoir d'achat de leurs petites économies à cause des restrictions pour retirer des monnaies étrangères, alors que les taux de change réels continuent à augmenter.
L'une des principales causes de la pénurie de devise est que, ces dernières années, la Bolivie est devenue un importateur net d'hydrocarbures. Et que pendant plus de deux ans consécutifs, la valeur des exportations de gaz naturel a été moindre que la valeur des importations d’essence et de diesel, et la situation ne semble pas vouloir s'améliorer dans un avenir proche.
Dans cette situation, le pays a des problèmes pour payer les combustibles, qu'il importe, ceux qui provoquent un manque d'approvisionnement intermittent. Ces jours-ci, remplir un réservoir d'essence est une procédure compliquée qui peut impliquer des heures d'attente dans des files.
Mets l'absence de d'approvisionnement en combustible ne fait pas simplement ressortir les grands déséquilibres macro-économiques que l'économie bolivienne a depuis plusieurs années, et qui découlent, dans une grande mesure, du fait qu'elle dépend des activités d'extraction. C'est aussi quelque chose qui illustre clairement la fragilité d'un bien-être économique qui, il y a 10 ans, se présentait comme un succès apparent, alors que les coffres de l'État étaient en bonne santé à cause du flux de devises apporté par l'extraction du gaz naturel.
L'exemple révélé des voitures « chutos»
Actuellement, quand on achète du combustible aux fournisseur de la Bolivie, en particulier, dans les zones rurales, il y a habituellement deux files : une de voitures et une autre, de personnes avec des bidons. La règle dit que seules les voitures avec des papiers, -celles qui ont été importés légalement- peuvent remplir leur réservoir d’essence ou de diesel. bien qu'il soit possible d'acheter aussi une certaine quantité de combustible en bidon, pour diverses activités, comme celle des peintres, des mécaniciens, des menuisiers, des agriculteurs, etc.… Dans ces activités, les combustibles sont utilisés comme dissolvants ou pour alimenter certaines sortes de moteurs.
Mets la réalité est différente, et la plupart du combustible acheté dans ces récipients l'est à d'autres fins. La plus connue est celle de la production de drogues, car l'essence est une substance contrôlée qui est utilisée dans l’élaboration de la pâte de base de la cocaïne mais ce n'est pas la seule destination illégale du combustible acheté de cette façon, il y en a une autre part considérable–celle qui nous intéresse dans cet article–qui finit par remplir le réservoir de véhicules différents qui n'ont pas de papiers, ceux qu'on appelle les voitures « chutos ». Des voitures qui entrent illégalement en Bolivie–certaines volées dans des pays voisins–et qui sont achetées moitié prix ou moins de ce qu'elles coûteraient si elles avaient des papiers en règle. On estime qu’en Bolivie, il existe environ 700 000 de ces véhicules, presque 22 % de la totalité des véhicules qui circulent dans le pays.
Les voitures « chutos» qui circulent principalement dans les zones rurales du pays, le font apparemment normalement, la seule différence est qu’habituellement, elles n'ont pas de plaques. Le parc auto automobile de chutos a augmenté substantiellement depuis 2008, quand le Gouvernement d’Evo Morales a interdit l'importation de voitures d'un certain âge, interdiction qui est devenue plus restrictive en 2015, ce qui a fini par faire augmenter substantiellement le prix des voitures avec des papiers et a bénéficié aux grandes importatrices de véhicules neufs.
Mets parallèlement à l'entrée en vigueur de cette règle, le Gouvernement a aussi pris une position souple face à l'augmentation des voitures sans papiers dans le pays. C'était une réponse donnée aux secteurs populaires -dont beaucoup composent les bases politiques du MAS–qui n'avaient pas la capacité d'acheter des véhicules neufs. C'est ce qu'elle a déclaré, l'ancien vice président Garcia Linera quand, dans la communauté rurale de Chulumani, il célébrait dans un discours public le fait que la situation économique des paysans s'était améliorée, ce qui était mis en par le fait que, maintenant, « Ils avaient touts leur petite voiture bien qu'elle, soit chuto, peu importe, mais ils l'ont. »
C'est-à-dire qu'alors que les couches moyennes urbaines, généralement salariées, se voyaient incitées à acheter des véhicules neufs avec des crédits, ce qui profitait également au secteur financier, les secteurs populaires ruraux normalisaient le fait qu'une partie de leur bien-être économique passait par l'achat de véhicules sans papiers puisque c'était l'option acceptée et légitimée par le Gouvernement.
Mais cette situation n'a jamais cessé d'être complexe puisque, même si on a permis l'existence de ce parc automobile de véhicules sans-papiers, en même temps, les propriétaires de ces véhicules se trouvent dans une situation d'incertitude et de gêne permanente. Ils n'ont aucune garantie juridique que cette permission sera permanente, ils sont systématiquement extorquer par la police et, en outre,, ils doivent stationner à côté des stations essence, acheter leur essence en bidons et remplir leur réservoir avec des entonnoirs ou des embouts, ce qui non seulement est très difficile et prends beaucoup de temps, mais marque aussi aussi des différences sociales entre ceux qui accèdent d'une façon ou de l'autre au combustible.
Mets cette sensation de bien-être économique, illusoire et perverse, est devenue de plus en plus insoutenable à mesure que la crise prend de plus en plus forme. Face à la pénurie de combustible, l'Agence Nationale des Hydrocarbures (ANH) a décidé que la vente en bidons ne serait possible que pendant deux heures par jour et pas dans toutes les stations essence. Une mesure destinée à canaliser le combustible vers les véhicules légaux sans fermer une petite fenêtre aux propriétaires de véhicules chutos, mais qui rend beaucoup plus difficile de les approvisionner. De plus, cette situation recrée des schémas coloniaux et racistes en signalant ceux qui font qui sont dans ces files dans les stations essence–généralement venant de secteurs populaires–comme liés d'une certain façon à des activités illégales.
En réalité, cet exemple est un bon rappel de la façon dont le modèle économique bolivien de ces dernières décennies a provoqué certaines réalités transitoires de bien-être et des processus illusoires d'ascension sociale qui, face à une crise économique comme celle que commence à affronter le pays, se fissurent et finissent par affecter des millions de personnes.
Un modèle pervers de bien-être économique
Pendant les deux dernières décennies, la Bolivie a expérimenté une amélioration du niveau de revenus de sa population. Selon des données de la Commission Economique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), la pauvreté dans le pays a diminué de 63,5 % en 2006 à 33,1 % en 2018, alors que la pauvreté extrême a baissé de 34,3 % en 2006 à 14,8 % en 2018. C'est-à-dire que plus de un tiers de la population bolivienne a cessé d'être considéré comme pauvre selon son niveau de revenus dans cette période.
Au-delà de ces données, on peut se poser la question d'un point de vue multidimensionnel qui va au-delà des revenus. C'est une erreur d'affirmer qu'il n'y a pas eu une amélioration tangible dans les conditions matérielles de vie de plusieurs –pas de tous– secteurs du pays pendant les années prospérité économique.
On ne peut pas non plus ne pas tenir compte de l'importance que cet amélioration a eue sur le quotidien et sur les aspirations de millions de personnes qui historiquement avaient été marginalisées par une structure de pouvoir social de classe et profondément coloniale. C’est cela, avec une variété de revendications symboliques et discursives qui a été mis sur la table de discussion par les luttes sociales que ont débuté au XXIe siècle, ce qui explique en grande partie le soutien populaire qu’a eu –et a toujours– le Mouvement Vers le Socialisme (MAS) depuis qu'il est arrivé au pouvoir en 2006.
Mais ce qui précède ne peut être un motif pour rendre invisible les conditions perverses sur lesquelles a été érigé ce processus de distribution d'excédents et ses conséquences sociales, économiques et environnementales complexes. C'est-à-dire qu'on ne peut pas oublier que c'est un bien-être trompeur qui a été édifié sur des situations insoutenables dans le temps et/où, sur la détérioration de conditions socio-environnementales qui sont habituellement rendues invisibles ou dédaignées.
Face à la crise ressentie actuellement dans le pays, non seulement la fragilité et le caractère insoutenable de ce bien-être économique sont mis en évidence mais les différentes violences, les récits vides et polarisés et les conséquences environnementales catastrophiques qui en découlent sont de plus en plus visibles.
Pour comprendre cela, nous devons nécessairement nous poser la question de la façon dont ce bien-être économique a été généré sans que dans le pays ne se soit la structure néo-libérale du pouvoir économique qui fait partie d'un héritage historique lourd qui remonte à l'époque coloniale ne se soit modifiée substantiellement.
C'est-à-dire que cette structure de pouvoir n'a pas été affectée de façon significative par le gouvernement du MAS et, par conséquent, il n'y a pas eu de réassignation des excédents contrôlés par le noyau des secteurs dominants traditionnels dont les activités tournaient autour de l’extractivisme –l'exploitation minière privée de grande envergure, les hydrocarbures et l’agro-pouvoir– ou du secteur financier. Toutes ces activités étant largement liées aux capitaux transnationaux.
Ce qu'on appelle la « nationalisation des hydrocarbures » pendant les premières années de gouvernement du MAS a représenté un ajustement dans les contrats qui a permis à l'Etat bolivien d'avoir un quota plus important de bénéfices dans ce secteur. Mais cela n'a pas cessé de profiter aux grandes transnationales qui opéraient dans le pays et qui, comme l'État bolivien, ont vu augmenter leurs revenus de façon substantielle en terme absolu, suite à l'augmentation des prix internationaux du pétrole.
Ainsi, il faut expliquer comment a été utilisé cette augmentation d'excédent provenant de l'exportation des hydrocarbures, excédents qui ont été gérés par l'État, mais aussi la manière dont ces excédents ont été produits hors des voies légitimes et légales et qu'ils ont dérivé vers une source d'apparent bien-être économique.
La précarité du travail dans le secteur public
Dans cette situation, une partie importante des revenus de l’État –provenant justement de l'exportation du gaz –a été destinée à stimuler et à renforcer des projets extractivistes de différentes sortes, renforçant ainsi les structures traditionnelles du pouvoir économique du pays qui n'ont jamais rompu avec le paradigme de l'extractivisme pour renforcer l’extractivisme.
Simultanément, une autre partie de ses ressources a été utilisée pour augmenter de manière notable le nombre de fonctionnaires publics qui est passé de presque 38 000 en 2001 à 297 000 en 2013, ce qui représente une augmentation de 676 %. Ce schéma d'amplification de la bureaucratie bolivienne a pris forme autour d'une dynamique corporative de contrôle, partisan des institutions publiques. Mais cette dynamique corporative a eu une particularité : les sources de travail dans les institutions publiques ont été précarisées et sont devenues instables.
Par exemple, une partie importante des employés sont engagées sous la figure de « consultant en ligne », ce qui permet d'engager des travailleurs sans leur accorder les avantages sociaux qui sont fixés par la loi générale du travail et qui peuvent être immédiatement écartés de leur source de travail pour n'importe quelle raison et sans aucun droit à réclamer.
C'est une première dimension perverse du bien-être économique pour des milliers de familles boliviennes dont dont la possibilité d'accéder à de meilleures revenus dépend de leur fidélité au parti au gouvernement et des revenus que l'État bolivien peut gérer, qui actuellement se voient fortement réduits pour les raisons signalées précédemment.
Économies illégales ou illégitimes comme source de bien-être
Au-delà de cet excédent provenant de l'exportation des hydrocarbures qui a permis de soutenir une bureaucratie d'État précaire, il y a eu un autre excédent qui a donné lieu à l'amélioration des revenus d'importants secteurs du pays. Celui-ci provenait d'activités économiques illégales ou illégitimes. Le commerce des voitures « chutos » évoqué précédemment est l'une d'entre elles mais il y en a plusieurs autres comme la contrebande, le trafic de terres, l'exploitation minière en coopérative (une grande partie d'entre elles opérant dans l’illégalité) ou des activités en relation avec le trafic de drogue.
Ces activités ont permis, d'une part, de générer des revenus économiques et de distribuer des excédents à des secteurs sociaux qui n'arrivaient pas à accéder à de meilleures conditions de vie par les voies « légales » approuvé dans l'économie bolivienne. D'autres part, certaines de ces activités comme la contrebande ou le commerce des voitures. « chutos » ont aussi donné la possibilité de diminuer le coût de ce soi-disant bien-être économique : il est meilleur marché d'avoir une voiture chuto et il est très bon marché d'acheter des produits importés de manière illégale, même meilleur marché que beaucoup de produits produits dans le pays.)
Mais il est important de tenir compte du fait qu'il y a eu une politique publique implicite qui non seulement a été permissive avec ces activités mais les a souvent encouragées comme une façon de contention sociale et de réduction de multiples mal-êtres sociaux. Ce n'est pas que ces activités n'existaient pas auparavant mais elles se sont exacerbées et beaucoup d'entre elles sont devenues naturelles pendant ces dernières décennies.
Cette politique de connivence –de tolérance des activités illégales ou illégitimes– assumée par le Gouvernement bolivien sans promouvoir une transformation de la structure économique bolivienne a fini par être une dynamique perverse de production de bien-être économique, pour les raisons suivantes :
Premièrement, parce que ses activités étaient inscrites dans des dynamiques de multiples et de profondes violences (physique, sexuelle, psychologique, patriarcale, coloniale, etc. .. qui opéraient en relation relation avec des capitaux mafieux en reproduisant et amplifiant les violences structurelles de la société bolivienne.
Deuxièmement, parce que ce sont des dynamiques très instables et impossibles à soutenir dans le temps. Et une crise, de nouveaux accords internationaux, une nouvelle relation de force dans les secteurs de pouvoir traditionnel de l'économie ou d'autres facteurs finissent par affecter brusquement des centaines de milliers de personnes dont le bien-être dépend de cette permissivité de l’État.
Troisièmement, ce sont toujours les derniers chaînons de ces activités qui payent les pots cassés. Les indigènes, les paysans, les habitants des quartiers péri-urbains ou, en général, les secteurs populaires appauvris sont exposés, poursuivis ou présurés, alors que ceux qui ont le contrôle de ces secteurs restent impunis.
Quatrièmement, parce que la plupart de ces activités ont de profondes conséquences environnementales. Non seulement elles sont liées directement à des activités d'extraction mais à aucun moment, elles ne respectent aucune sorte de règle et génèrent des déprédations et des destructions de larges territoire et écosystèmes.
Cinquièmement, parce qu'elle reproduisent des schémas de classes et des schémas racistes. Les imaginaires coloniaux qui existent dans la société bolivienne finissent par signaler et accuser ceux qui se consacrent à ses activités illégitimes ou illégales par leur classe sociale, leur origine ethnique ou leur couleur de peau.
L'effondrement du miracle économique Bolivien » et ses conséquences
Actuellement, la détérioration de l'économie bolivienne est le résultat du soutien d'un modèle économique qui dépend de l'extractivisme. Les vieilles et les nouvelles élites ainsi que l'Etat bolivien –au-delà de l’appartenance idéologique des gouvernants– ont non seulement dépendu de l'extraction des ressources naturelles pour subsister mais ont cherché à rompre ce schéma économique et sont venu l'alimenter jusqu'à maintenant.
Aux énormes revenus qu’ont reçu les coffres de l'État entre 2005 et 2016 suite à la vente de gaz naturel au Brésil et à l'Argentine a succédé une saison de grande épargne et de grand endettement quand les prix internationaux des matières premières ont baissé. En conséquence, le pays a actuellement la dette extérieure la plus élevée de son histoire et des réserves internationales qui ont atteint leur plus bas niveau de ces 20 dernières années.
L'illusion du « miracle bolivien » s'est effondrée peu à peu et il est de plus en plus difficile de soutenir le niveau des dépenses publiques qui existait auparavant dans le pays. De la même façon, la sensation de bien-être économique qui était apparue autour d'un dollar bon marché s'effondre chaque jour davantage malgré les efforts du Gouvernement pour maintenir un récit de stabilité.
Les institutions publiques ont commencé à mettre en place des politiques d'austérité, ce qui affectera rapidement les postes de travail dans le secteur public qui n'ont pas de contrat fixe en augmentant le taux de chômage et de sous-emploi. Le secteur de la production industrielle n'a pas la capacité d'absorber plus d'œuvre et le plus probable est que la détérioration économique génère plus de chômage aussi dans ce secteur.
D'autre part, les activités de production paysanne –l'un des secteurs dans lequel on a le moins investi pendant ces 20 dernières années– sont incapables d'entrer en compétition avec les produits importés et de contrebande des pays à alentour, ce qui rend aussi ce secteur peu attractif pour employer de la main-d’œuvre.
Dans cette situation, le plus probable est que les prochaines années, ce soient les activités non légales ou illégitimes, et en particulier, celles liées à l’extractivisme, qui se présentent comme demandeuses de main-d'œuvre. Avec cela, il faut s'attendre à ce que la déprédation de grands territoires augmentent de façon exponentielle, comme c'est en train d'arriver en Amazonie, au Chaco et à la Chiquitanía - on ne peut oublier que la Bolivie est « le pays qui a perdu le plus de forêt primaire par tête au niveau mondial »–. À son tour, l'augmentation de ces activités créera un climat de plus grande violence et de décomposition sociale qui, bien qu'on cherche à les rendre invisibles, font déjà partie du quotidien bolivien.
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