Pensée critique : Che Guevara au XXIe siècle, le grand absent ?
Traduction Françoise Lopez pour Amérique latine–Bolivar infos
Le théoricien militaire prussien Clausewitz et le capitaine anglais Liddell Hart étaient tous deux des théoriciens et des stratèges du camp ennemi. Mais ils ont Donner un grand coup de marteau sur le clou. Dans notre famille, le militant communiste italien Antonio Gramsci s'est attaqué au même problème en théorisant l'hégémonie (une réflexion totalement étrangère au post-structuralisme qui a rendu célèbre Ernesto Laclau). Avec des catégories et un style différents, Gramsci a également atteint la cible.
Qu'avait en commun censeur et ses études tellement différents ? Les trois sont arrivés à une conclusion partagée : les confrontations sociale ne se gagne pas exclusivement par l'exercice de la force matérielle. Les guerres les plus féroces(que ce soit les guerre mondiale, les guerres entre Etats Nations ou les guerres civile) n’atteignent pas non plus leur but en faisant appel uniquement à la violence.
Clausewitz insiste sur le moral et le « désarmement moral. » Dans les affrontements et les conflits sociaux les plus aigus, il y a il n'y a pas seulement des pertes humaines et matérielles. Il y a aussi des pertes morales. Un corps collectif ennemi n'est pas seulement vaincu lorsque tous ses membres sont physiquement anéantis. Il peut être vaincu d'autres manières, en sapant son moral de combat, sa volonté de se battre, sa conviction qu'il peut être en mesure de vaincre son ennemi. Quand on parvient à forcer et à générer cet état d’esprit dans les forces ennemies, on atteint le désarmement moral. La victoire est vécue et visualisée comme quelque chose d’impossible : « Ça ne vaut pas la peine de se battre, parce qu’on ne peut pas gagner ». Le camp auquel on appartient se sent vaincu avant d’être vaincu. Même avant l'affrontement. La victoire est alors garantie.
Liddell Hart répète que les meilleurs guerres se gagnent sans combattre. Au lieu d'avancer directement au cœur des troupes ennemies, peut-être vaut-il mieux les entourer dans un rapprochement indirect en livrant de petites batailles qui, non seulement affaiblissent la matériellement le camp opposé mais minent le moral ennemi jusqu'à le pulvériser. L'ennemi finalement n'affronte pas. Il se sent vaincu d'avance, même sans avoir combattu.
Gramsci qui soutenait (en faisant appel à une pensée qui ne contient pas une goutte, ni 1 mm de « réformisme », mais des kilomètres et des tonnes d’intelligence) que la construction quotidienne et parfois moléculaire des diverses structures des sentiments vont démanteler l'hégémonie des classes dominantes en perçant leur capacité de direction politique et morale, en effilochant patiemment leur hégémonie.
À partir de trois exemples différents, et, en partant de points de vue politique et de classe opposés et antagoniques, ces trois penseurs sont arrivés à des conclusions similaires.
Mais bon, au XXIe siècle, les puissants de la terre ont mis en place de nouvelles formes d'affrontement appelées guerres asymétriques, guerres de quatrième et de cinquième génération, guerres hybrides, révolutions de couleur, coups d'Etat doux, etc… Tout cet éventail multicolore s'appuie sur une intention commune : la démoralisation des peuples. La conviction qu'il est impossible, non viable et non souhaitable de donner vie et de jouer sa vie pour une alternative différente, opposée et antagonique au règne sacré du capitalisme, du marché compris en tant que Dieu suprême et au monde despotique de l’argent.
Toute la réflexion théorique et politique de Che Guevara tourne précisément autour de ce point central. Il le met en doute, perce cette certitude apparemment indiscutable. Il désarme et démonte ce soi-disant « axiome auto-évident. » C'est pourquoi le Che a été « rayé » et annulé, pour utiliser deux termes à la mode de nos jours. Il est devenu « le grand absent. »
Toute sa vie (connue seulement dans ses aspects anecdotique et journalistiques), sa pratique (réduite à une caricature, à des prises de vue dans des lieux avec beaucoup d'arbres et d'épais sous-bois), sa réflexion théorique (méconnue à 90%) et sa pensée politique (simplifiée et sous-estimée à l'extrême) visent précisément à mettre en crise l'actuel désarmement moral du mouvement populaire et révolutionnaire.
C'est pourquoi il est important de le récupérer. Zéro nostalgie, aucun renouveau. Che Guevara est l'antithèse de toute mode « rétro » et « vintage ». On pourrait écrire des livres entiers sur lui (nous avons essayé). Dans ces quelques lignes, nous nous contenterons de souligner, dans une synthèse brutale, quelques axes de réflexion :
- Bien avant que le «toyotisme » et le « postfordisme » soit à la mode, Guevara avait prévenu dans « le grand débat. » (1963-1964) que les incitations morales et symboliques étaient essentielles dans les nouvelles formes de production et de reproduction sociale.
b) Alors que personne n'imaginait, ni les amis, ni les adversaires et les dissidents que l'Union soviétique courait le risque de disparaître et d'imploser, le Che a averti dans ses Critiques du manuel d'économie politique (1965, récemment republié en 2006) que l'URSS était en train de revenir au capitalisme.
c) Des décennies, avant que le chavisme n'émerge, accompagné à cette époque-là par son ami Fidel, Le Che avait souligné l'héritage de Simon Bolivar et son projet de Grande Patrie, en arrivant même à mettre en discussion certains jugements un unilatéraux de son maître Marx qui ne possédait pas de bonnes informations à ce sujet, dans le Musée Britannique, une bibliothèque où l'auteur du Capital n'avait pas pu consulter, par exemple, les mémoires de O’Leary ( aide de camp de Bolivar ) qui l’auraient beaucoup aidé.
d) Bien qu'un segment de la gauche eurocentrée l’ait mis en avant comme un révolutionnaire « très courageux, et avec beaucoup d’abnégation » en remettant en question, en même temps, « son ignorance sur les questions du marxisme » (sic!), le Che avait organisé deux séminaires entiers sur Le Capital de Karl Marx. L'un de ces séminaires, il l’a fait avec Fidel Castro. L'autre, il l’a fait au ministère de l'industrie avec Orlando, Borrego, Diaz, son aide et son camarade qui nous a fourni dans des interview filmées et écrites toute l'information sur l'énorme biographie marxiste étudiée de façon collective dans ce séminaire.
e) Des décennies, avant que soit à la mode la défense du caractère « pluri-national » de la Bolivie et que ressurgisse l'indigénisme katari, le Che avait étudié la problématique indigène en Bolivie et laissé par écrit (1967, republié en 2011) son bilan du caractère plurinational de ce pays dans lequel il fut finalement capturé et assassiné.
f) Face aux attaques concernant son prétendu « isolement des masses » et son prétendu « mépris de la classe ouvrière », on sait maintenant que les mineurs boliviens de la classe ouvrière ont débattu de son projet lors d'assemblées dans différentes mines, faisant même don d'une journée de leurs maigres salaires à sa force politique insurrectionnelle. C'est cette attitude politique de soutien qui a provoqué le fait que l'armée officielle, dirigée par les rangers des forces armées des États-Unis et par la CIA réalise le tragique « massacre de San Juan » (1967) en entrant dans les mines en assassinant de nombreux travailleurs. Il existe une large documentation à ce sujet.
Et la liste d'erreurs, de désinformation et d'imprécisions à ce sujet pourrait occuper plusieurs volumes…
Pour finir, nous nous focaliserons sur certaines petites réflexions (à cause du manque d’espace) concernant le Messages au peuple du monde, à travers la Triucontinentale » (1967).
Ce dernier écrit public (car plusieurs cahiers que nous avons récemment, publié complètement en 2011 sont restés dans le domaine privé) résume sa conception stratégique à l'échelle du monde.
Au-delà de tous les mouvements d'insurrection et des personnages analysés à ce moment-là par le Che dans cet écrit–manifeste, nous resterons sur son point de vue général : la lutte principale (bien qu'elle ne soit ni unique ni exclusive) contre le capitalisme en tant que système mondial, et contre l'impérialisme passe par ce qu'à son époque, on appelait « le Tiers monde », et qu'aujourd'hui on a l'habitude d'appeler « le Sud mondial. » Cette thèse a peut-être été celle à laquelle les courants eurocentrés ont le plus résisté. De la gauche, mais aussi du post-modernisme, du post-structuralisme, de l'autonomisme et de diverses modes académiques.
À propos de ce point, la réflexion du Che dans ce message a été le point culminant de plusieurs traditions fusionnées et amalgamées dans sa pensée et sous sa plume.
Nous pensons en particulier à José Carlos Mariategui qui l'avait déjà formulée dans la seconde moitié des années 20.
Mais, comme le note bien le communiste égyptien Anouar Abdel-malek, cette stratégie était déjà présente dans l'internationale communiste à l'époque de Lénine. Ce dernier l'avait formulée au second congrès mondial de l'internationale communiste avec le révolutionnaire indien Manabendra Nath Roy. Cela avait aussi été une thèse partagée par les communistes bolcheviks musulmans de 1920 réunis au congrès de Baku, représentés dans le film « Reds » (Rouges, 1981), écrit et joué par l'acteur nord-américain Warren Beatty (qui jouait dans le film le rôle de John Reed discutant avec Grégory Zinoviev, un autre dirigeant de l'internationale communiste à ce congrès de 1920). Selon Abdel-malek, les thèses concernant les peuples colonisés et dépendants défendus par les communistes musulmans ont été mise en pratique en Asie par Ho Chi Minh (Vietnam), en Afrique, par Ben Bella (Algérie) et dans Notre Amérique par Che Guevara.
Par conséquent, la stratégie que le Che résume et dont il fait la synthèse dans le « Message aux peuples du monde à travers la Tricontinentale » n'est pas l'écrit d'un improvisateur, d'un dilettante, d'un ignorant ou de quelqu'un de mal informé. Il résume le « climat de l'époque », le projet historique dirigé par Fidel Castro à partir de la Révolution Cubaine, et en même temps, constitue la poursuite de la pensée majoritairement inexplorée de l'Internationale communiste à l'époque de Lénine (1920) qui a de profondes racines dans tous les peuples colonisés et dépendants du Sud mondial.
Cette réflexion sera, quelques années plus tard, érigée en système dans le domaine de l'économie politique par la théorie marxiste de la dépendance (TMD), entre autres, par Rui Mauro Marini (qui a été traduit aux USA en 2023, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, il continue à être étudié, il n'a pas été réduit à la « nostalgie », lointaine de « ces merveilleuses et lointaines années 60 » comme on a l'habitude de le dire à l’Académie).
Che Guevara synthétise et fusionne la lutte de libération nationale (MLN) regroupée depuis 1955 dans le Mouvement des Pays Non Alignés avec le projet international de révolution socialiste. Toujours en prenant Mariategui comme source et Simon Bolivar comme guide d’inspiration.
Pour celui qui navigue sur la vague de cette époque, ce manifeste politique de Che Guevara est probablement lu comme un document inoffensif d'archives et de musée. C’était prévisible mais cela ne nous préoccupe pas le moins du monde.
Mais si on l'étudie à partir d'un angle dénué de préjugés, il constitue un matériel essentiel pour rompre le cercle des idéologies à la mode pendant la troisième décennie du XXIe siècle. La seule façon de surmonter le désarmement moral et toutes les opérations psychologiques des nouvelles guerres hybrides inspirées de Liddell Hart et d'autres théoriciens de ses disciples, grâce auxquelles on prétend démoraliser la jeunesse rebelle : « en gagnant la guerre, sans même combattre », comme le proposait cet intelligent capitaine anglais.
Face à cela, Che Guevara peut-être un énorme obstacle. Pour notre camp, une aide fondamentale.
Source en espagnol :
http://www.cubadebate.cu/opinion/2024/10/08/che-guevara-en-el-siglo-xxi-el-gran-ausente/
URL de cet article :
http://bolivarinfos.over-blog.com/2024/10/pensee-critique-che-guevara-au-xxie-siecle-le-grand-absent.html