Amérique latine: La Doctrine Monroe 2.0
ou l’Amérique latine dans le viseur de l’impérialisme des nouveaux faucons deTrump pour endiguer la Chine
Fraîchement nommé secrétaire d’État, Marco Rubio a annoncé, dans une tribune publiée dans le Wall Street Journal, vouloir mener une politique résumée par le slogan « America First » qui vassaliserait les pays voisins des États-Unis en les soumettant aux intérêts américains. Une déclaration qui s’est concrétisée à tous les niveaux, des nominations de son cabinet aux droits de douane, en passant par les promesses de Trump de reconquérir le canal de Panama.
Trump a défendu tout au long de sa campagne, et depuis son investiture, une politique de « paix par la force », dans un contexte de crise grandissante de l’hégémonie américaine et de montée des tensions entre les grandes puissances. Son retour au pouvoir a été marqué par le renforcement de l’unilatéralisme, bien éloigné de l’ordre post-Seconde Guerre mondiale façonné et dirigé par le multilatéralisme étasunien, que Joe Biden a désespérément tenté de raviver après le premier mandat de Trump.
Ces ambitions sont particulièrement criantes en ce qui concerne l’Amérique latine, point névralgique de la politique étrangère de Trump. Dans la tribune mentionnée plus haut, Marco Rubio déclare que cette dernière « commence au seuil de la porte de notre maison ». Sans équivoque, Rubio a ensuite proclamé que les États-Unis doivent reprendre le contrôle des pays d’Amérique latine, « trop longtemps négligés ». Une déclaration qui témoigne de l’adhésion de l’administration à une véritable doctrine Monroe 2.0.
Pour réinstaurer un « âge d’or » étasunien, Trump souhaite engager un nouveau cycle de pillage impérialiste. Son discours au vitriol, raciste et xénophobe, a divisé la classe ouvrière en séparant les bons « héros » américains des « méchants » hostiles à la nation. Un imaginaire qui tente de réactiver l’idéologie expansionniste de la « Manifest Destiny » et qui vise en réalité à justifier l’intervention de l’impérialisme étasunien sur le continent.
Pendant deux siècles, la « Manifest Destiny » — selon laquelle les États-Unis ont le droit divin de dominer le continent entier — et la doctrine Monroe ont servi de justifications idéologiques à l’ingérence américaine et à ses interventions politiques et militaires brutales dans la région. De l’interprétation expansionniste de la doctrine Monroe de Roosevelt au « bon voisinage » de Jefferson, consistant à remplacer l’interventionnisme militaire par une diplomatie faussement respectueuse des intérêts locaux, Washington use de tous les moyens à sa disposition pour subordonner la région à ses intérêts.
Contrairement au XXᵉ siècle, durant lequel le projet impérialiste s’imposait dans l’échiquier mondial, Trump, qui tente de conquérir de « nouvelles frontières », se heurte à une crise historique de l’impérialisme américain dont l’hégémonie est de plus en plus contestée. Paradoxalement, cette stratégie risque d’inciter ses alliés latino-américains à se tourner davantage vers une Chine dont l’influence grandit.
Le cabinet Trump et la guerre commerciale : deux fers de lance de l’« America First »
Le choix des membres du cabinet présidentiel est symptomatique de ce tournant : ce sont principalement des « experts » des relations avec l’Amérique latine, à l’instar de Marco Rubio ou de Mike Waltz, qui remplacent des atlantistes spécialisés dans les relations avec la Chine et l’Europe. Si Elon Musk s’est imposé de facto comme le bras droit de Trump, Marco Rubio a joué un rôle essentiel durant les cent premiers jours de son nouveau mandat. Son premier voyage officiel en tant que secrétaire d’État s’est déroulé en Amérique centrale et dans les Caraïbes. Il s’est rendu au Panama, au Salvador, au Costa Rica et en République dominicaine pour promouvoir le nouveau gouvernement Trump. Profitant pleinement des menaces d’annexion du canal du Panama, Rubio a ainsi incité le Panama à se retirer du projet d’infrastructure chinois « Belt and Road ». Lors de sa tournée américaine, il a noué des alliances avec des figures clés de la droite latino-américaine, comme le président du Salvador Nayib Bukele. Ce dernier a conclu un accord qui ouvre à Trump les portes de ses « méga-prisons », pour y envoyer des détenus américains dans le cadre de la « guerre contre la drogue ». Entre deux attaques contre les étudiants mobilisés pour la Palestine, Marco Rubio s’est récemment rendu une nouvelle fois dans les Caraïbes, cette fois-ci en Jamaïque, au Guyana et au Suriname.
La menace des droits de douane et les attaques anti-immigration de Trump sont en réalité des leviers qu’il utilise pour forcer les voisins des États-Unis sur le continent à faire des concessions. Face à la surenchère sécuritaire autour de la frontière mexicaine, dans un contexte de panique morale sur l’immigration, les pays latino-américains ont perfectionné leurs dispositifs militaires de manière à servir les intérêts de Washington. Dans les pages du Miami Herald, Marco Rubio a désigné les Caraïbes comme la « troisième frontière » américaine. Une déclaration qui met en lumière le réel objectif de son voyage, à savoir le renforcement de la « Caribbean Basin Security Initiative » (CBSI), un programme de coopération et de développement des forces de sécurité dans la région, régi par les États-Unis. Ces derniers mois, le gouvernement de Trump a entamé des discussions avec l’Équateur afin de construire une nouvelle base navale sur son territoire. Il a également signé un mémorandum avec la Colombie qui lui permettrait d’accéder aux données biométriques des migrants qui transitent sur son territoire.
Dans les prochains mois, Trump se concentrera sur ses relations avec le Mexique, dont la subordination économique au capitalisme américain a été la pièce maîtresse de décennies de politiques néolibérales. Bien que le Canada et le Mexique aient été jusqu’ici relativement épargnés par les droits de douane, qui entreront en vigueur en avril, Trump les a tout de même menacés de taxer leurs importations à hauteur de 25 %. S’il a reculé en février, c’est après que la cheffe d’État mexicaine a promis de déployer 10 000 soldats le long de la frontière pour réprimer les migrants. Par ailleurs, le premier ministre canadien s’est engagé à renforcer la sécurité de la frontière étasuno-canadienne en investissant dans de nouveaux hélicoptères, des technologies innovantes et en déployant des troupes supplémentaires pour contrer le trafic de fentanyl. Trump n’a pas pour autant écarté l’option de mettre en place de nouvelles barrières douanières pour ces deux pays. Un entêtement qui suggère que sa stratégie sur le long terme consiste à extorquer de nouvelles concessions de la part de ses voisins, et à renégocier l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (USMCA) en sa faveur sur le plan économique et politique.
La plupart des biens concernés par l’USMCA (qui représentent 50 % des importations mexicaines et 37 % des importations canadiennes) sont exemptés de droits de douane. Toutefois, un traitement particulier sur les produits de l’industrie automobile constitue une attaque délibérée contre les travailleurs mexicains.
Rivalité stratégique avec la Chine
Profitant de l’enlisement des Américains dans divers conflits au Moyen-Orient ces deux dernières décennies, la Chine a cherché à étendre sa propre influence en Amérique latine. Elle est ainsi devenue un partenaire commercial de premier plan sur le continent et pour plusieurs pays de la région, notamment le Brésil, le Chili et le Pérou. Les échanges commerciaux entre la Chine, l’Amérique latine et les Caraïbes sont passés de 12 milliards de dollars en 2000 à 315 milliards de dollars en 2020 et devraient dépasser les 700 milliards de dollars d’ici 2035. Les liens entre Pékin et la région sont devenus un atout central de la Chine pour la production de biens manufacturés et constituent une source de matières premières indispensables au développement industriel chinois comme le soja, le cuivre, le minerai de fer et le pétrole. Le géant asiatique a également investi le « triangle du lithium », une zone au croisement de l’Argentine, du Chili et de la Bolivie qui concentre 75 % du lithium mondial, afin de fabriquer des batteries rechargeables. À travers le projet « Belt and Road », la Chine a construit de grandes infrastructures comme des ports, des autoroutes et des chemins de fer. Elle a notamment investi dans des éoliennes et des installations solaires en Argentine, dans le réseau électrique du Brésil et dans des barrages hydroélectriques en Équateur.
Face à l’augmentation des droits de douane imposés par les États-Unis au cours du premier mandat de Trump et de la présidence Biden, la Chine a également tiré parti de l’imbrication industrielle entre le Mexique et les États-Unis, en utilisant le premier comme une porte d’entrée stratégique pour contourner les barrières commerciales. Les capacités de production du Mexique ne sont pas passées inaperçues auprès des fabricants chinois, qui ont ainsi tiré profit des accords commerciaux sur l’assemblage et la réexportation de marchandises vers les États-Unis afin de contourner les droits de douane sur leurs propres importations. L’augmentation des investissements chinois concourt au développement du parc industriel mexicain, en particulier dans des secteurs tels que l’électronique, l’automobile et le textile. En 2023, les échanges commerciaux entre le Mexique et la Chine ont franchi la barre des 100 milliards de dollars. La transformation du Mexique en corridor commercial entre ses partenaires du Nord et le géant asiatique a été soutenue par l’ancien président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) et est aujourd’hui prolongée par sa successeure Claudia Sheinbaum. Dans une lettre adressée à Biden en 2018, AMLO a décrit le corridor transisthmique — l’extension du modèle des maquiladores [1] dans le sud du Mexique — comme un projet qui « profite de la situation stratégique de cette région du Mexique pour unir le Pacifique à l’Atlantique, facilitant ainsi le transport de marchandises entre les pays d’Asie et la côte Est des États-Unis ».
Loin d’être l’allié des travailleurs américains qu’il prétend être, Trump s’attaque au contraire à une classe ouvrière hyper-exploitée et sous-payée de l’autre côté de la frontière américaine, et protège la bourgeoisie et les multinationales en leur offrant de généreux abattements sur les taxes et des subventions.
Le nord du Mexique est devenu une « zone de traitement des exportations » soutenue par le capital américain et jonchée de maquiladoras, où violations du droit du travail, salaires de misère et destruction de l’environnement sont monnaie courante. Sa main-d’œuvre précaire et exploitable est en majeure partie composée de migrants — des paysans pauvres originaires d’autres régions du pays en recherche de meilleurs salaires, et des travailleurs sans-papiers, bloqués au Mexique après avoir été refoulés à la frontière américaine. La réglementation de l’USMCA — anciennement ALENA — sur les différends entre les États et les investisseurs offre aux entreprises américaines un droit d’intervention sans précédent dans les affaires intérieures du Mexique, avec la possibilité pour les entreprises de poursuivre l’État pour toute législation qu’elles jugeraient contraire à leurs intérêts.
Le libre-échange dans la région n’implique pas seulement de remplacer une main-d’œuvre par une autre. La mondialisation de la production n’a fait que resserrer les liens d’interdépendance de la classe ouvrière dans la région. La production de pièces essentielles de l’industrie américaine, comme dans l’automobile, a été délocalisée au sud de la frontière, abandonnant au passage les bassins industriels du nord des États-Unis. Les États-Unis restent le centre névralgique de l’activité manufacturière de produits à forte valeur ajoutée, de la recherche et du développement industriels, ainsi que de la production de composants électroniques et technologiques complexes, tandis que le Mexique est au cœur de l’assemblage des véhicules et de la fabrication de pièces de moindre valeur en grande quantité.
Désignant l’ALENA comme coupable de la disparition des emplois américains, Trump a renégocié l’USMCA pendant son premier mandat pour exiger non seulement que 75 % des composants d’un véhicule soient fabriqués en Amérique du Nord pour bénéficier d’exemption de droits de douane (contre 62,5 % dans le cadre de l’ALENA), mais aussi que 40 à 45 % de la production automobile soit assurée par des travailleurs gagnant au moins 16 dollars de l’heure. Malgré les tentatives du gouvernement Trump pour faire passer l’USMCA pour un accord « plus favorable » aux travailleurs américains en raison de ses clauses sur les salaires minimaux, il n’en a pas moins favorisé les attaques contre les travailleurs étasuniens et étrangers. Alors que les ouvriers mexicains, payés en moyenne 8 dollars par jour, ont été licenciés en masse après que leurs usines ont fermé en raison de l’augmentation des coûts de production de l’autre côté de la frontière, l’accord pose également les jalons de baisses de salaires pour les travailleurs américains.
En forçant le Mexique à instaurer des droits de douane plus élevés sur les produits en provenance de Chine, Trump souhaite empêcher leur accès aux marchés américains. Afin de réduire le déficit commercial des États-Unis à l’égard du Mexique, il force ce dernier à acheter plus de produits américains et utilise la menace des droits de douane pour contraindre le Mexique à renforcer ses frontières. L’enjeu est d’autant plus crucial pour le capital américain que le Mexique est devenu le plus grand exportateur de produits vers les États-Unis, en raison de la stratégie de « nearshorisation » (la délocalisation à « courte distance ») adoptée par les États-Unis.
Prises en tenaille entre la rivalité entre ces deux grandes puissances, les classes dirigeantes latino-américaines et leurs représentants politiques n’ont rien à opposer aux intimidations de Trump. Au mieux, elles feignent de résister ; au pire, elles s’alignent ouvertement sur son programme d’extrême droite. D’importants dirigeants syndicaux étasuniens comme Shawn Fain soutiennent la politique douanière de Trump, sans prendre en compte leurs conséquences dévastatrices sur la classe ouvrière, en particulier en Amérique latine.
Face à cette situation instable, il est essentiel de rejeter le nationalisme de la bourgeoisie du centre impérialiste afin de s’unir contre elle. Aujourd’hui plus que jamais, alors que se profilent de nouvelles crises capitalistes et que l’exploitation s’aggrave, la classe ouvrière et les classes populaires d’Amérique latine, en alliance avec les travailleurs des pays impérialistes, doivent entrer en lutte contre les politiques extractivistes des puissances impérialistes qui ravagent les pays dominés et la fragmentation de notre classe, afin que la production soit au service du plus grand nombre et non d’une minorité.
Source: Révolution permanente, Left Voice.